Il y en a au goût de salade et de parmesan, d’autres ressemblent à ces mi-cuits de carottes à la dinde bouillie ; plat préparé dans les contrées les plus reculées où le verre se brise d’un geste de l’épaule et où la chaleur humaine s’instaure dans le partage d’un verre de liqueur de cassis pur. « Ah que j’aime manger », répète inlassablement Johanna, qui, finalement, préfère remplir son ventre plutôt que fatiguer ses jambes.
Mais c’est sans compter l’arrivée d’Anna au triple galop, les joues rouges et le teint vermeil, vieille et pourtant animée d’une force qui, au premier abord, effraie Johanna la jeune, la molle.
- Ernest, mon amour, Ernest, l’avez-vous vu ? demande-t-elle à celle-ci en salivant.
- Euh, dit Johanna, je connais bien un Ernest, mais il ne peut s’agir du même.
- Si, si, dit Anna en souriant, c’est surement lui. Le grand aventurier. Il m’a acheté une carte. Je l’aime, je le cherche. Il m’aime, et me cherche sûrement.
- Ça, dit Johanna, c’est tout à fait improbable.
- Comment ? s’insurge la vieille commerçante.
- Ernest ne vous aime pas puisqu’il m’aime.
- Ah ! Harpie ! Je comprends maintenant pourquoi je te rencontre dans la forêt. Tu es le mal et le diable en femme. Tu sépares notre amour pur et simple. Johanna se met à rire franchement et Anna à franchement lui sauter dessus.
- Je te tuerai pour tes propos. Je te tuerai.
Et voilà les deux jeunes femmes prises dans une lutte à mort, roulant sur les feuilles bleues et les cailloux gris, s’égratignant l’une l’autre et se tirant les cheveux en dernier recours. Johanna, dans la force de l’âge, parvient à s’extirper et se relève folle de rage.
- Tu es vieille toi. Laisse la place aux jeunes. Laisse-moi Ernest. Je le veux, il est à moi.
- Non, non. C’est le mien, hurle Anna en s’époumonant.
C’est alors qu’un coup de vent amène l’entité bleue sous la forme d’Ernest. Anna, transportée, regarde son amour sans bien comprendre qu’il ne s’agit de lui, bien que pourtant les signes extérieurs du fantôme soient flagrants : encre bleue qui transforme le cheval, en même temps que les jambes du cavalier, puis son corps tout entier et un léger rictus qui n’a pas grand-chose d’humain. Mais Anna, transcendée par ce reflet mortel, déjà égarée psychologiquement, s’élance à la poursuite de celui qu’elle croit être Ernest.
Johanna se désintéresse alors de la course et se remet à manger, avant d’être interrompue à nouveau par l’entité, toujours sous la forme d’Ernest, qu’elle n’aime pas vraiment mais qui est quand même beau alors le laisser à une vieille peau ce n’était pas possible.
- Et tu manges mes feuilles par-dessus le marché ! hurle l’entité bleue. Dans ma forêt tu oses manger mes feuilles !
- Je mourais de faim, commence Johanna. Je m’éteignais à petit feu. J’avais grand faim.
- Tu veux finir comme Anna, transformée en feuille ? hurle alors l’entité en riant.
- Oh non, non, dit Johanna, je crois être encore assez jeune pour avoir la vie sauve.
- La vie sauve ! Dans ma forêt il faudrait que je laisse une vie sauve ?
- Je suis une enfant, implore Johanna. Mon papa est parti. Je le cherche partout.
Et, se mordant la langue, sous l’effet de la douleur physique, elle éclate en sanglot. Les fantômes n’aiment pas les pleurs, cela est bien connu, d’autant que dans la forêt, les pleurs de Johanna coulent si drus qu’une rivière commence à se créer, bousculant les feuilles et les arbres.
- Ah sorcière, que fais-tu ! Cesse dont de pleurer ou je te tue.
- Je veux mon papa, sanglote de plus belle Johanna qui s’est prise au jeu.
Alors, l’entité bleue aux yeux jaunes éternue, et dans ce seul éternuement, Johanna se sent projetée ailleurs, hors de la forêt en tout cas. Elle ferme les yeux. Elle a peur d’avoir été envoyée pèle mêle dans le corps de cette étrange entité forestière et de se diriger à ce moment même vers l’estomac du monstre.