Deux musiques : deux mondes. Celle, classique, qui représente une famille parfaite et soudée. L’autre, un hard rock dégénéré où se superposent les noms des acteurs en lettres rouges. Et pourtant, les deux inconnus, blonds et presque efféminés, contrastent entre politesse et violence, excuses et propositions de jeux morbides, une presque nonchalance qui devient vite perversité, puisqu’il s’agit pour la petite famille, de parier qu’elle va vivre, quand ces deux anges de la mort, eux, parient qu’elle va mourir.

Funny Games est un film violent. Ultra violent. Sans pourtant montrer aucune mort. La mort se cantonne au hors-champ, remplacée à l’écran par une cuisine où l’un des deux monstres se fait un sandwich, ou encore par une conversation anodine sur un bateau.
D’où vient alors cette tension insidieuse, cette peur de chaque instant qui cloue le spectateur à son fauteuil ?
Il y a ces longs plans fixes, terrifiants, où à chaque seconde tout peut se jouer, dans une tension perpétuelle, et cette absence d’explication, aussi, qui laisse au spectateur un goût étrange d’amertume et d’incompréhension. Pourquoi deux jeunes en apparence normaux s’en prennent-ils à une gentille famille ? Acte gratuit et violence s’entremêlent pour une dénonciation de la violence au cinéma, d’où un paradoxe constant : l’utilisation de l’ultra-violence peut-elle dénoncer l’ultra-violence elle-même ? La réflexion de Wes Craven, dans la trilogie Scream, n’est pas très loin, et la coiffure des deux personnages machiavéliques, à plus d’un titre, rappelle celle de Billy Loomis.

Michael Haneke propose au spectateur un constant rappel sur le statut des images : il s’agit d’une fiction. Ce n’est qu’un film. A plusieurs reprises, l’un de ces étranges preneurs d’otage parle directement au spectateur. Le regard caméra, à chaque fois, est insistant, et le personnage nous interroge : sur qui parions nous ? Les deux hommes, ou la famille ? Qui gagnera le pari ? La famille vivra-t-elle ? Difficile, dans ces moments, de ne pas avoir honte d’être allé voir le film, tant la leçon met le spectateur en situation voyeuriste et perverse.
Le but de ces deux joueurs? Divertir les spectateurs. D’où un regard gêné de ce même spectateur qui vient voir un film terrible et se trouve confronté à la position perverse qu’il a désirée, pris à parti par les personnages les plus inhumains. Car le spectateur joue le jeu, il regarde : il est aussi coupable, et les deux personnages n’hésitent pas à le lui faire remarquer.

Michael Haneke joue avec le spectateur, tout comme ses deux anges exterminateurs jouent avec la famille. On croit l’un d’eux mort. Erreur : l’autre n’a qu’à appuyer sur retour rapide, et ce n’est plus la télévision du salon qui se rembobine mais la scène où le jeune homme meurt. Ici, les ennemis sont immortels, et personnages. D’où une sensation fortement déceptive : la violence est bien là, mais chaque tentative de la famille pour se libérer tourne court. Les ficelles scénaristiques habituelles s’envolent : un insert sur un couteau qui tombe dans le bateau au début, mais qui ne sert à rien plus tard, la mère qui s’échappe, mais que les deux tueurs ramènent, etc.

Chacun des acteurs incarne parfaitement son rôle : Naomi Watts, en femme et en mère amoureuse et courageuse, Todd Gearhart en enfant terrifié mais débrouillard, Tim Roth en père affaibli et résigné, Michael Pitt et Brady Corbet en monstres de la perversion à l’apparence inoffensive. Pas une fausse note.

Le caractère cyclique des manœuvres des deux hommes achève de plonger le spectateur dans la fatalité : rien ne joue ici en faveur des « gentils », tout joue au contraire en faveur de ces monstres, qui s’introduisent chez les familles en demandant des œufs, qu’ils cassent, comme ils casseront, plus tard, des enfants, des parents.

Dix ans après avoir réalisé Funny Games (film autrichien), Michael Haneke en propose un remake hollywoodien où l’atmosphère, à la fois dérangeante et radicale, propulse le spectateur dans un état de stress quasiment permanent. L’ultra violence et la fatalité dénoncent avec systématisme la manipulation que fait endurer le cinéma hollywoodien à ses personnages maudits, et pourtant innocents. Le film peut enfin s’adresser au public américain. Qu’en a-t-il pensé ? Difficile, en tout cas, de rester de marbre devant un tel « Horrific Games », ou alors, il est temps de s’interroger sur sa potentielle absence d’humanité.