« Cou coupé », aurait dit Apollinaire. Mais Burton va plus loin avec le pluriel et le retour à une esthétique semblable à celle de Sleepy Hollow : le noir et le vermeil se battent, chacun pour marquer la ville un peu plus que l’autre. Cette ville, elle est humaine. Le magnifique générique d’ouverture nous la présente dans ses méandres les plus sordides, en suivant des gouttes puis des filets de sang : avec le retour de Benjamin Barker dit maintenant Sweeney Todd, la ville renait. Le sang s’infiltre dans les égouts comme dans des veines, les rouages lentement s’actionnent et la chanson commence. Les comédies musicales, c’est rose, coloré bien souvent, et ça se termine bien. Burton réinvente le genre en créant un petit bijou noir, lugubre, agrémenté de morts et de vengeance : l’inverse. Les quelques séquences aux tonalités lumineuses, colorées, sont rares et décrivent un passé à jamais révolu : le temps de la comédie musicale dite classique n’existe plus. Il reste un présent noir, où les chansons en disent autant sur les sentiments des personnages que sur leur vision désenchantée du monde. La petite comptine sur Londres que récite Todd plusieurs fois condense en quelque sorte toute l’esthétique du film : poésie macabre des images et rythme du montage. Le scénario reste assez classique : un père et un jeune homme amoureux veulent retirer des mains d’un homme infâme celle qu’ils aiment. Le film est tiré d’une pièce de théâtre du XIXème siècle, elle-même devenue comédie musicale sur scène. Et justement, Johnny Depp chante ! Son personnage, à la fois sensible et terrible (il n’a aucun scrupule à tuer au lieu de raser), mène un duo avec Mrs Lovett (l’actrice Helena Bonham Carter, irrésistible en vendeuse gothique de tourtes). Vous m’en direz des nouvelles. Alors à coté de ces personnages qui envahissent le cadre magistralement, l’amoureux et Johanna font pale figure. L’un n’existe que parce qu’il aime, l’autre en est réduite à rester constamment enfermée dans des espaces de plus en plus petits (sa chambre, la pièce de l’asile, la malle de Todd). Il s’agit moins de leur histoire d’amour, de leur avenir, que du présent de Todd et de Mrs Lovett, de Toby aussi ; de cette famille reconstituée dont le destin, environné de cadavres, sent la fatalité et la mort. Ces trois personnages sont les plus réussis du film, parce que l’ambigüité les guette et Londres s’ouvre à eux de manière plus terrifiante encore ; dans ces bas-fonds où une cuisine et une morgue sont une seule et même pièce. La comédie musicale de Burton, ce n’est pas l’histoire d’amour à naitre entre deux jouvenceaux, c’est plutôt le tumulte de modes d’être et de sentiments aussi opposés que la mort et la vie, l’amour et la haine, la beauté et l’horreur. Ce noir à l’état pur, seul le sang a la force de le recolorer. Les couleurs pastels et le bonheur n’appartiennent qu’au passé ou aux fantasmes de Mrs Lovett. Toute reconstruction est impossible, et pourtant, dans cet univers si lugubre, l’humour remonte à la surface : Mrs Lovett rêve d’une vie normale et caricaturale au bord de la mer, d’un Todd en vêtements de bain rayés noir et blanc, curieux rappel de sa condition précédente de prisonnier. La fin est à déguster comme une tourte dont on ignorerait les ingrédients. Il y a une dernière surprise, terrible encore, pour le dessert.