Les codes des portes sont mes pires ennemis. Je crois être devenue spécialiste dans l’art d’attendre tranquillement dans la rue pour me ruer plus ou moins rapidement vers une porte qui s’ouvre. Je ne suis pas la seule : Boulevard de Charonne, deux hommes distribuent des tracts et des publicités, on leur ferme souvent la porte au nez. Passer derrière eux devient inutile : on m’empêche aussi d’entrer. Je tente une autre rue. Seule une vieille femme a été, je pense quelque peu suspicieuse : non ; il n’y a pas de concierge, pas de papier, pas de cimetière ; il n’y a rien du tout. Bref, comme il n’y avait rien d’après elle, j’ai continué mon chemin, en me demandant d’ailleurs si des personnes âgées me répondraient, et si c’était le cas, si j’allais oser leur parler de la mort.
J’aimerais maintenant expliquer pourquoi je choisis de m’intéresser principalement au Père Lachaise : je l’ai toujours connu de nom, mais je n’y suis jamais allée. L’occasion me semble rêvée : c’est maintenant ou jamais… Ensuite, je pars dans l’idée que ce cimetière me permettra de diversifier les témoignages de ses voisins : c’est aussi un parc et un musée à ciel ouvert. J’ai déjà dans l’idée de comparer tous ces témoignages à d’autres, qui concerneraient d’autres cimetières : Les Bulvis à coté de chez moi (et la fameuse maison encerclée), celui près d’une résidence d’étudiants en agronomie, etc. En effet, vivre avec vue sur le Père Lachaise, ce n’est pas la même chose que vivre avec vue sur un cimetière de banlieue puisque le coté musée, par exemple est dans l’un, non dans l’autre.
Avant de rencontrer toutes les personnes qui m’ont permis de mener mon enquête, je note l’ensemble des questions que je me pose à propos de ce voisinage si particulier. Elles sont réparties en plusieurs catégories :
• les personnes que je rencontre (leur emploi, leurs loisirs, leur situation familiale, etc.)
• leur relation au cimetière (depuis quand ils vivent à proximité, s’ils y vont ou non, s’ils ont un lien particulier avec, les raisons pour lesquelles ils habitent là, si c’est un de leurs sujets de conversation favoris, s’ils le trouvent beau ou effrayant, etc.)
• les légendes, le folklore (sont-ils superstitieux, sensibles au spiritisme, adeptes de films et de livres fantastiques ?
Ont-ils des anecdotes à raconter ?)
• les avantages de ce voisinage (quels sont-ils ?)
• la vie du cimetière (voient-ils souvent des cérémonies ?)
• leurs impressions : (le cimetière attise-t-il l’imagination ? Quelle image de la mort donne-t-il ? La mort les effraie-t-elle davantage ou au contraire, l’ont-ils apprivoisée ? La mort est-elle devenue une habitude ? Ce voisinage change-t-il quelque chose dans leur vie ?)
Pour ceux qui habitent le Père Lachaise, je leur demande aussi souvent s’ils auraient pu ou non vivre avec vue sur un autre cimetière, et s’ils ne considèrent pas ce lieu plutôt comme un parc ou un musée. Je spécifie les trois termes pour être sûre de ne pas les influencer dans leur réponse.
Ces questions m’ont permis de préparer les entretiens, pour ensuite débuter la conversation en gardant en tête plusieurs axes. Généralement, chaque personne en vient assez vite à ce qui fait sa spécificité par rapport au cimetière. De leurs réflexions naissent alors d’autres questions et un dialogue. Mes questions m’ont servi uniquement comme base, et comme pense-bête, quelquefois, pour vérifier que j’avais parlé des thèmes qui me tenaient à coeur.

Peuplade.fr m’a permis de rencontrer trois des personnes du Père Lachaise : ce site de rencontres fonctionne sur les liens de voisinage et de quartier. Chaque personne qui s’enregistre rentre sa ville, sa rue, se place ensuite sur la carte de son quartier et peut, à loisir, entrer en contact avec ses voisins, proches ou plus lointains. Il suffit donc de se donner un nom ou un pseudonyme, une rue près du Père Lachaise et le tour est joué. Même si le site semble ne pas très bien marcher (la durée de fréquentation des personnes inscrites m’a l’air courte : une quantité importante n’est pas revenue depuis novembre, décembre), j’ai les réponses de Jean François, Raymond et Noëlle. Deux remarques me semblent importantes concernant ce site : très peu de personnes voisines du Père Lachaise le nomment dans leur description du quartier et, à l’inverse, beaucoup d’inscrits se sont positionnés dans l’enceinte du Père Lachaise et non dans leur rue ! Ce trait d’humour inclut le cimetière dans leur quotidien, un peu comme s’ils y habitaient, et suggère, aussi, son importance dans le quartier. Sur la carte de Peuplade, les voisins du cimetière se considèrent donc quelquefois aussi proches des morts que les morts eux-mêmes, tous endormis dans leurs quartiers d’éternité.
Les morts, les rencontrer était facile : ils avaient tout leur temps. Quelques promenades au Père Lachaise, au cimetière des Bulvis (le cimetière près de chez moi), m’ont donné des informations sur le voisinage des vivants du point de vue des morts… Mieux vaut habiter pour toujours au centre du cimetière : sur les côtés, les morts ont le bruit des voitures, des rues, et la pollution qui remonte lentement enjambe l’immense mur avec facilité. Certains me diraient que tout ce bruit les distrait, d’autres doivent préférer les longues nuits d’hiver où le calme revient. Au cimetière des Bulvis, ce n’est plus la même chose : toutes les rues qui l’entourent sont calmes, résidentielles. Les morts s’ennuient-ils ?
Il arrive aussi que les voisins vivants viennent visiter leurs voisins les morts. C’est le cas de Laurent, qui a emmené très jeune sa petite fille se promener au Père Lachaise. « Je te tiens, tu me tiens, par la barbichette » disait-elle à une statue à barbe. Les vivants, quelquefois, savent amuser les défunts et cette jolie anecdote me fait penser aux moeurs américaines : 70% de leurs cimetières sont privés, et pour les entretenir, des concerts, des pièces de théâtre, ou même des mariages sont organisés dans les sites funéraires ! Les morts se mêlent alors aux vivants, chacun est spectateur, le cimetière revit.
Mais revenons aux cimetières de France. Ma première constatation, une fois tous les témoignages réunis est la suivante : dans mon enquête, le préjugé ; l’impression de base (vivre avec vue sur un cimetière est morbide et répulsif) est reléguée en arrière-plan. Au contraire, les personnes que j’ai vues ont toutes, pour la plupart, loué les avantages à vivre près du cimetière. C’est un renversement intéressant : les personnes qui ont voulu me parler de leur voisinage avec le cimetière sont celles qui l’ont surmonté et y voient plusieurs avantages, tandis que l’aspect négatif, répulsif, passe au second plan. Les personnes qui n’aiment pas ce voisinage se sont peu manifestées. Y en a-t-il finalement tant que ça ? N’ont-elles pas déjà déménagé? Refusent-elles seulement de parler?
L’impression majeure est donc la suivante : vivre à coté du cimetière est agréable et rend heureux !
A l’intérieur de ce groupe, je dégage deux catégories de personnes qui aiment ce voisinage : les passionnés pour qui le cimetière a à voir avec leur profession et leur culture, et les personnes pour qui l’avantage principal est finalement le cadre de vie.