« Ah, pense Johanna, je pensais avoir comme père un héros, un mythe, le cow-boy le plus célèbre de l’ouest, et finalement, il est bien comme tout le monde ce héros, voire même pire… Est-ce que je me suis déjà grattée comme ça ? Et puis ces monologues qu’il fait, tout seul, est-ce que ce n’est pas terrifiant ! Si Capsoul pouvait comprendre, elle se serait enfuie depuis des décennies. » Mais Johanna rectifie en pensée : « des décennies, c’est impossible ; un cheval, ça ne tient pas autant, surtout lorsque ça se balade avec un John Bonhomme ! »
Dans l’entrepôt… Johanna, contente, une tige de blé dans la bouche, vient de trouver un autre sujet de réflexion. Qui pouvait y vivre... Une pythie peut-être, comme aux temps de l’Antiquité. Elle aimait bien l’antiquité, Johanna. Sur l’ile ils avaient été bien aimables et on lui avait même donné une toge, un peu comme une robe finalement, et ça avait changé des jeans puants. Hélas, John avait vite perçu l’ampleur des dégâts que ce tissu causait à ses sens et son coeur : voir son fils comme une fille, c’était bien trop. Inacceptable. Et la toge, dont on avait cousu toutes les extrémités, était devenu en quelques minutes un filet de pêche qui n’avait jamais pris aucun poisson, tout au plus quelques algues et deux ou trois coquilles.
- Vite, vite, hurle John loin devant.
Johanna se remet en route, pourtant elle a envie de s’allonger, hésite à le faire, mais la curiosité quant au contenu de l’entrepôt, trop forte, la pousse à s’approcher de ce père que sinon elle aurait adoré faire tourner en bourrique. Il y a un pas étrange, prononcé par la jambe au moment même où le soleil est mort derrière les montagnes. A la place, deux petites boules jaunes se lèvent un instant dans les yeux de Johanna et celle-ci, comme ensorcelée, sent venir en elle un sang de rébellion, un sang de criminel. Mais déjà, les deux étoiles jaunes sont parties et Johanna reprend innocemment le mâchage du blé, rêveuse. Elle a tout oublié.
- Bon, dit John une fois que Johanna est à cinquante trois centimètres, nous allons ouvrir cette porte, et ce que nous allons trouver sera peut-être un grand danger mais en tout cas, je sens en moi-même qu’il faut passer par là pour percer le secret de la vallée encerclée de montagnes.
Et John, sans attendre une quelconque réponse, s’exécute. Etrangement, la porte s’ouvre sans difficulté, découvrant avec elle une forte odeur de chlore.
- Ça dit John, je ne m’explique pas ce parfum… Entrons.
Pour Johanna, l’entrée dans cette boite de fer et de pierres, se déroule comme la venue d’un rêve saupoudré de pincées d’érotisme. Le long de vagues amoureusement effilochées, s’élaguant lentement de gauche à droite dans une gerbe d’écume si blanche et si pure que même des boucles de caniche ne pourraient entrer en compétition, une dizaine d’hommes magnifiquement bâtis, à cheval chacun sur une planche multicolore, bravent tout un océan de parfaits désirs. L’imagerie dépasse celle des magasines et peut-être même des rêves les plus extravagants de Johanna. Lequel choisir, lequel rejoindre ? Et comprendre, peut-être, pourquoi dans la vallée au milieu des montagnes, dix êtres humains aux corps parfaits valsent sans compter et sans penser sur cet océan plein d’une magie artificielle.
- Ils vont voir ce qu’ils vont voir, s’époumone alors John. Nous allons leur montrer, Capsoul, ce dont nous sommes capables !
Et John ; John le téméraire, John le fougueux, John le héros, John l’idiot, lance Capsoul au grand galop avec pour seul but de rejoindre ces hommes et leur monture, et de montrer, une fois encore, que chaque trace laissée derrière lui est un bout de légende.