Comment tenter de faire passer cette sensation étrange qui parcourt le corps de Capsoul dans cette eau salée par excès de vraisemblance ? La jument, après s’être débattue, glisse maintenant paisiblement et ses quatre membres, longs et galopant dans l’écume, dépassent le matériel sophistiqué des éphèbes en maillot de bain hawaïens. John, quant à lui, s’amuse éperdument ! Plus encore, il n’a jamais autant ri, jamais autant recueilli de sensations diverses et variées dans son corps de guerrier légendaire. Il a envie de quitter le jean qui l’enlace depuis dix ans, il aimerait se libérer de la chemise qui, depuis trois mois, n’a pas quitter son torse mythique, il donnerait tout l’or du monde pour enlever (et pour toujours) ses bottes en cuir de vache et rester, pour un temps infini, avec ce contact de l’eau sur son corps. Johanna, quant à elle, s’amuse éperdument ! Plus encore, elle n’a jamais autant recueilli de sensations diverses et variées dans son corps de jeune femme mortel. Elle a envie de quitter le jean qui l’enlace, elle rêve d’enlever la chemise qui l’étouffe, et bien davantage, si ses pieds nus pouvaient fouler le même sol que cet homme foule, là, à deux pas d’elle, si beau, le corps encore tout humide de ses exploits aquatiques dans son beau maillot de bain rouge, vert, orange et jaune, alors le paradis s’ouvrirait devant elle… Elle perdrait l’esprit d’amour. Beauté du surfeur, beauté des cotes! "Comme je haine l'intérieur des terres", conclut Johanna.
Capsoul hennit à perdre la raison. Le massage constant de l’eau sur ses membres lui redonne la vitesse et la constance de ses cinq ans. Elle se sent rajeunie, et les quelques figures de voltige qu’elle dessine pour un John au comble du bonheur laissent sur l’écume de belles peintures à l’eau.
- Ah bonheur ! bonheur ! crie John.
Mais comme dans toute histoire, le bonheur est de courte durée. Johanna, vacillante, sent ses yeux jaunir et cela n’est pas de bon augure, elle le sait, elle le sent. La transformation opère, lentement, lui parcourt les veines, les muscles. Qui est-elle ? N’est-elle pas devenue cette étrange sorcière des bois qui l’avait avalée ? N’a-t-elle pas envie de pousser loin, très loin, ce John interstellaire qui se dit légendaire ? Non, non, pense Johanna, elle ne doit pas me contrôler, je ne dois pas me laisser faire.
Et John, sorti de l’eau avec sa fière destrière, avance lentement, pendant que Johanna, à la lutte avec un autre elle-même tente de surpasser cette vague d’odieuses demandes. Elle échoue, en partie, et s’entend dire, à moitié consciente et d’une voix qu’elle reconnait à peine :
- Tu seras prof de surf et tu oublieras tout. L’ouest, ta légende, tes succès. Et Johanna rit, rit, et sait qu’elle n’est pas vraiment celle qui rit, ou plutôt qu’une sombre existence rit à travers elle, mais il est si bon, quelquefois, de se laisser aller à cette sensation de ne plus trop s’appartenir. Les doigts claquent. Une fois. Les longs cheveux des surfeurs sursautent à ce son comme sorti de l’enfer. Pendant un long moment, Johanna les regarde, immobile. Ses yeux, peu à peu, reprennent leur teinte bleue eau. Elle observe autour d’elle, étonnée. Il lui semble, soudain, ne plus se souvenir de tout ce qu’elle a dit, elle sourit à l’éphèbe, elle a envie de se déshabiller, encore, mais elle regarde, autour, pour voir si John, à ce moment, n’a pas les yeux fixés sur elle. Mais les yeux de Johanna ont beau voir, et voir très bien, et voir très loin, ils sont incapables de le retrouver.
- Où est John ? demande alors naïvement la jeune fille.
Les éphèbes en maillot de bain se concertent du regard. Leurs traits se durcissent. Ils ouvrent la bouche ensemble.
- Sorcière ! Sorcière !
Johanna n’a que le temps de fuir. A toutes jambes. Derrière elle, les surfeurs ont tous lâché leurs planches et leurs yeux injectés de sang incitent Johanna à accélérer la cadence.