- Ça, dit John en rouspétant, si ce marchand de patates avait seulement pu les entasser plus vite dans ce sac, nous aurions pu arriver bien à temps !
Mais Basile, d’un naturel confiant, ne s’effraie pas outre mesure de la disparition, et pour cause : les jeunes filles ne sont pas bien plus compliquées à retrouver que les moteurs.
A quelques kilomètres de là, Johanna se réveille enfin de ce sommeil de laide-au carrefour- dormant pour sombrer dans un étonnement non dissimulable car ses ravisseurs ne sont autres que Peter et Kate, les fermiers du Kansas auxquels John l’avait volée.
- Comment m’avez-vous retrouvée ? demande Johanna effarouchée.
Elle a l’impression, d’ailleurs, d’être dans un mauvais bouquin à suspense et de déjouer son rôle à la perfection.
- Ah ! dit Peter tout en postillonnant. C’est qu’ wa on wous a suivis à la trache ! Le cheoual, le manger. C’est qu’ tout ça c’était pas ben caché.
Johanna, horrifiée d’un tel dialecte, voit tout revenir devant ses yeux : le puits, le couvert à mettre, le lardon qui carbonise la poêle et les regards graisseux disséminés dans chaque recoin, niaiseux. Elle esquisse une fuite, bien vite refoulée par Kate dont la corpulence autorise certaines démonstrations de forces révélatrices.
- John me retrouvera ! hurle Johanna à bout de force, et de désespoir, et de faim, et de palabres plus glorieuses.
- Je suis là, ma fille ! s’écrie alors John.
Ici, il convient de s’arrêter un instant : pourquoi John arrive-t-il à point ? Comment est-ce possible ? N’est-ce pas fondamentalement mauvais ? Mais, comme dans beaucoup de fictions usant de ce splendide stratagème, il ne convient pas au récit d’expliquer sa faiblesse pratique dans le déroulement brusque des actions de ce chapitre.
- Ça ! dit John, ce n’était pas assez de reprendre ma fille une fois ! Il faut donc que je me batte encore !
- John chéri, dit Kate en regardant le pistolet pointé vers elle, rappelle-toi comme on l’a bien élevée, elle est toute mignonne et très correcte. Elle fait bien la cuisine et sait mettre la table.
- C’est sans compter, dit John, l’avenir que je lui réserve ! Un fils n’a cure de telles besognes ! Johanna, viens retrouver papa, vite. Regarde comme ils parlent de toi ! Quelle honte ! J’ai bien envie de leur faire voir, un peu, ce dont je suis capable !
Johanna, enchantée à l’idée que l’on se bat pour elle, prend un malin plaisir à avancer très lentement vers John, tout en regardant les visages révulsés de ses faux parents.
- Compensation.
- Quoi ? dit John, outré.
- Compensation, répètent en chœur Peter et Kate.
- Bon, dit John, soudain radouci, je suis bon seigneur et vous doit bien quelques patates. Mon fils les vaut bien. Prenez. Prenez.
Et le cow-boy, dans un élan de grande bonne volonté envoie à la figure de l’homme et de la femme les fécules lourdes et terreuses.
- Ah ! dit John, excusez-moi, vous êtes si petits… J’ai lancé ces cadeaux à hauteur de mes mains, sans bien penser à l’emplacement des vôtres. Enfin, vous êtes vigoureux alors ce n’est pas grave.
Basile, resté en retrait jusqu’à présent, fait signe qu’il faudrait désormais s’en aller.
- Oui mon bon Basile, mais laisse-moi pourtant baiser mes amis comme il se doit.
Et John, qui connait bien du vocabulaire sans trop savoir comment l’employer s’avance vers Kate puis Peter auxquels il serre la main.
Basile, John, et Johanna quittent enfin les lieux, laissant le hasard des rues décider de leur destination pendant que Johanna boue intérieurement de questions sauvages et indomptées.
- John…
- Oui ?
- Qui sont Peter et Kate ?
- Ah, dit John, une lueur de nostalgie dans l’œil. Nous étions bons amis. Puis il y a eu la fac… Ils ont choisi le deug d’agriculture, j’ai pris la licence cow-boy, ça nous a éloignés.
- Moi, dit basile, j’ai pris l’informatique.
- C’est sans doute très intéressant, dit John, mais en quoi cela consiste-t-il véritablement car rendre informe des tiques, je veux bien, pourtant vois-tu, c’est assez réducteur… Ne pourrais-tu pas faire de l’informamouche par exemple ? Cela faciliterait la vie de ma jument.
- Je vous expliquerai, John, je vous expliquerai.
- Mais, tutoie enfin !
- Oh, murmure Basile livide. Je ne veux pas mourir.
- Va ! Tu es drôle, mais ne me vouvoie plus.
Et c’est dans ce climat verbal plus ou moins amusant que les trois héros parcourent les rues de Bénodet qui semble vouloir s’étirer en long et en large, tout comme l’esprit de Johanna où grouillent tout un tas de pensée de travers, car si elle a trouvé qu’il existait une autre « elle », peut-être n’est-elle alors pas la fille de John… Et n’étant pas la fille de John, les espoirs resurgiraient alors comme lors de la première chevauchée merveilleuse où tout semblait possible… N’être plus fille, mais femme, Johanna le désire, mais comment avouer à celui qu’elle aime sa découverte ? Il faut le séduire auparavant, pense alors Johanna, car si je ne suis pas sa fille, je peux tout autant n’être rien qu’être aimée, cela dépend de moi. Et pendant ce temps, peu à peu, John nourrit en Basile une amitié constante et bien assise, tant par les prouesses de la montre que par les recommandations françaises de ce compagnon dont il ignore encore beaucoup… Beaucoup trop.