- Plus rien ne nous y attache, John.
- Oui mais rappelle-toi: j'ai donné mes patates. Nos provisions se sont par conséquent cruellement amenuisées, c’est pour cela qu’il faut nous indiquer quelque endroit sûr où bien se sustenter avant de partir le ventre plein et le cœur guilleret. Bien sûr, je t’entretiendrai quelque peu de notre mission pour que tu prennes conscience des immenses difficultés qui nous attendent.
- Je connais un « restauration rapide » à deux rues d’ici, John. Dupont et Dupont. C’est très bon et typiquement français.
- Va pour ce fameux endroit ! exulte John.
- Oui, dit Johanna, car j’ai très faim.
- Oh, dit John un peu embêté, quand on est jeune on se passe de manger.
Johanna hausse les épaules : elle est trop affamée pour daigner engager une discussion houleuse et violente avec son père.
Dupont et Dupont se trouve dans une rue assez passante, décoré de rouge, de jaune et d’une odeur persistante de friture. A l’intérieur, plusieurs personnes attendent d’être servis au comptoir, qui est, John le remarque, le seul moyen d’accéder aux plats. Au dessus des diverses machines à nourritures se situent les menus, agrémentés de jolies photos. On choisit invariablement une boisson (vin rouge ou blanc), un plat (escargots à l’ail, langue de bœuf ou choucroute garnie), un légume (il y a même des frites) puis un dessert mais comme cela n’intéresse pas John, nous n’en saurons rien. D’ailleurs, le cow boy est déjà occupé à tout autre chose : la serveuse, une jeune chose toute en poitrine et en odeur de fleurs est délectable à regarder, si bien que John, en arrivant au comptoir, ne peut retenir ces mots : « Mademoiselle, que vous êtes belle ! Vous devez être américaine ? »
- Non, monsieur, et je n’ai pas le droit de discuter avec mes clients. Je fais ce petit boulot pour payer mes études, c’est très dur.
- Mais c’est inacceptable, hurle John. Venez avec moi, je vous délivre !
Aussitôt, un gros bonhomme bien graisseux et affublé d’un chapeau se présente devant John, très énervé.
- Vous comptez me débaucher mes serveurs c’est bien ça ?
- Non, dit Basile, pensant qu’il faut à tout prix éviter le conflit. N’ayez pas peur monsieur, mon oncle est un chosiste.
- Qu’est-ce donc ?
- Il pense que les choses sont animées. Et c’est à cette langue de bœuf qu’il parlait.
Le gros directeur se contorsionne un peu, ne sait que dire, se sent idiot, et s’en va, laissant John à son tour hébété.
- Comment sais-tu que je suis chosiste, Basile ?
Et il commence à parler d’une lointaine enfance où tous ses jouets étaient dotés de vie.
Pendant le déjeuner, John, comme promis, entretient Basile des événements : « Je viens des Etats Unis pour enfin trouver Mac et réduire à néant son infâme trafic de nombrils exploités dans les champs. ». Au jeune homme, cela parait une résolution très sage, bien qu’il ne distingue pas totalement encore le lien entre l’agriculture et cette petite partie du corps. John a-t-il recours à une métonymie pour désigner les travailleurs ? Les nombrils sont-ils cultivables ? Il s’interroge, sans rien laisser paraitre car cela semble à John si logique ! Johanna, dans son coin, est au plus mal, car si finalement John a accepté qu’elle mange, l’odeur de friture l’a vite écœurée et elle vient de prendre conscience que sa manche, posée sur la table, s’est imbibée de graisse et colle. Basile et John avaient bien sûr remarqué la saleté de ce coin là, et, sans y laisser paraitre, s’étaient rués sur les deux autres bouts de la table. Enfin, les champignons et le vin rouge n’embellissent ni le teint de Johanna, ni sa flore intestinale. Le mal de cœur la prend quand ils reprennent leur marche et c’est avec terreur qu'elle se prend à penser au voyage, au cheval, à toutes ces bousculades qui n’arrangeront rien.
- Ah, dit John conscient de ce malaise, si seulement il existait aux Etats Unis une chaine de ce type ! Nous irions peupler la France de nos restaurants avec de bien bons hamburgers et des glaces à la vanille. Ainsi, nous ne rendrions pas malade les rares américains qui se risquent dans cette contrée où l’on mange si étrangement.
Pourtant, bien vite, Johanna n’est plus le sujet central de la conversation : le cheval et la voiture sont là, stationnés, prêts à partir.
- Mais, dit John perspicace. Comment savoir où aller ?
- Quel est le nom complet de ce Mac, John ?
- Tu ne retiens rien s’énerve John, je t’en ai parlé à table ! Mac Vidcquor. Cet homme est vide de tout sentiment et n’a pour vivre que son corps meurtrier !
- Je peux nous y mener, se contente de répondre Basile.
Et Johanna, sans savoir pourquoi, sent la peur s’emparer d’elle à ces mots. Est-ce l’intonation de Basile ? Ou peut-être le seul nom de l’ennemi ? Elle ne sait pas, et déjà, Basile et John l’exhortent à monter, chacun sur sa monture. Johanna hésite. A ces oreilles teinte une douce mélodie avec ces quelques mots : Du cheval ou de la voiture, ce simple choix te dictera ton aventure. Qui peut t’aimer ? Qui aimes-tu ? A toi de décider.
- Je prendrai la voiture, dit Johanna. Je ne la connais pas et j’aimerai la connaitre.