- Sale hasard, répète le chauffeur plusieurs fois.
Sur le menu, une explosion d’abats côtoie deux ou trois légumes. Emile, dont l’appétit vient, n’hésite pas à commander la spécialité du restaurant.
- Très bon choix, lui dit-on. La tête de veau est fraîche, ainsi que la farce au chou. Vous allez vous régaler.
Un bon verre de vin rouge, servi dans les règles de l’art, achève d’allonger Emile dans un repos béat. Il voit le serveur arriver ; son sourire s’intensifie. Quelle faim tout d’un coup ! Un besoin carnassier d’engloutir un bout de mort le prend sans aucune nausée. Il n’ose pourtant pas le faire partager à son chauffeur de la soirée ; Roger. Le serveur, tout à son travail, dépose les assiettes avec un savoir formidable. Pourtant, Emile n’est pas satisfait du tout. Il devient tout rouge.
- Monsieur, cela va-t-il mal ?
- Je pense qu’il y a de quoi !
- Expliquez-vous.
- Où est ma tête de veau farcie au chou ?
- Là voilà monsieur, devant vous.
- Cette assiette est vide.
Roger, étonné, regarde effectivement l’assiette. Le serveur, gêné, rétorque qu’elle est pleine.
- Roger, enfin, dîtes qu’elle est vide cette assiette !
- Cette tête est affreuse… Je n’ai jamais rien vu d’aussi laid.
Roger, pale comme la mort, ne détache plus les yeux du plat d’Emile. Il regarde le serveur, qu’il plaint de tout son cœur. Servir de telles assiettes devrait être interdit.
- Emile, j’ai la nausée, parvient-il à dire.
Le serveur quitte les deux hommes, et Emile, devant son assiette vide, ne comprend toujours pas.
- Roger, je vous en prie, goûtez mon plat.
- Non, je ne peux pas. Mais mangez-le : il va refroidir.
Emile se décide à prendre ses couverts et tente une approche de l’assiette. Ses joues s’emplissent du rouge du ridicule, tandis que Roger l’observe, perplexe.
- Je n’ai plus faim, dit Emile soudainement.
Roger, voyant que son passager veut partir, avale goulûment ses tripes bordelaises ; le gâchis de l’un ne doit pas provoquer celui de l’autre, d’autant plus que c’est le sien, pense-t-il en déchirant entre ses dents le sang coagulé, liquide ou dur, selon qu’il est à point ou saignant.
Le directeur du restaurant s’avance du côté de la table.
- Bonsoir, messieurs.
- Je voulais vous toucher quelques mots, dit Emile.
- Le plat ne vous convient-il pas ?
- Je n’ai plus faim. Mais passons. Je reçois depuis longtemps maintenant des enveloppes vides. Et il se trouve que l’une d’elle indiquait l’adresse de votre restaurant.
- Des enveloppes vides ? Quel est votre nom monsieur ?
- Emile Fisagel. J’habite à Prévôt-sur-Leurre.
- Oui, oui, je vois très bien, à une petite demi-heure d’ici ; une ville, ma foi, qui pousse bien, encadrée par Sardonette et Villeride.
- Oui.
- Par contre je ne vous connais pas.
- Vous m’envoyez pourtant des enveloppes vides.
- On se joue de vous, c’est tout à fait évident.
- Monsieur, cette adresse est celle de votre établissement. J’exige à présent des explications.
- M’accusez-vous ? Vous courez au 106 rue du général Lacrème, et demain, c’est à l’avenue Touillette qu’on vous enverra ! Quel intérêt aurais-je eu à vous indiquer ma véritable adresse si je suis effectivement le responsable de l’affaire ?
- Le vice, monsieur, le vice, fils de la curiosité et frère de tous les maux.
- Non, non, tout ceci n’est qu’insulte. On ne compare pas le vice aux maux ou à la curiosité.
Il fait signe au serveur de rapporter les deux assiettes. Emile allonge la note sans manquer de montrer son mécontentement à l’aide de grognements ou de murmures insaisissables. Il vide toute sa petite monnaie avec des bruits de métal froids et énervés.
- Je ne conseillerai votre restaurant à personne. Bien au contraire !
Roger, le ventre satisfait, le suit sans sourciller. Son amour du mystère revient lorsque ses pas sont au contact du trottoir bruyant et obscur.
- Monsieur Emile, dit-il, je crois savoir comment continuer notre enquête.
Emile, fortement dépité, ne lui répond pas. Il sent qu’il a été berné, imagine bien le vrai responsable en train de l’observer, caché dans l’ombre, et exultant déjà à l’idée de la nouvelle adresse qu’il indiquerait le lendemain.
- Vous me suivez si je vous dis qu’il arrive peut-être la même chose à quelqu’un d’autre, et vous me suivez encore si je vous dis que cette information traîne sûrement dans les journaux ?
- Je suis joué, dit Emile, j’imagine que si j’ai le malheur d’ouvrir un livre, la page sera blanche.
- Votre âme se plait à l’exagération, si je puis me permettre.
- Non tu ne le peux pas.
- Alors elle ne se plait pas ton âme.
- Depuis quand me tutoies-tu ? demande Emile, insurgé par tant d’impolitesse.
- Tu viens de me dire « tu ».
- N’es-tu pas mon chauffeur ?
- Non, plus maintenant.
Emile laisse partir cet homme du peuple sans remords ; qu’a-t-il à faire d’un chauffeur ? Il y en a des milliers prêts à le ramener et au pire, il a ses pieds.