Johanna, pendant ce temps, n’a tout simplement rien saisi de la conversation : Basile étant garé dans une rue passante, son regard et ses pensées voyagent des badauds aux vitrines de soutiens gorges, des jeunes hommes aux robes échancrées, si bien que, sans s’en rendre compte ( qu’on est rêveur à cet âge là ) elle dérive ça et là, jusqu’à changer de rue, sans doute même de quartier. La voilà égarée, mais qu’importe ! John le rustre, John le plouk est oublié. Tant d’hommes à regarder ! Et si beaux… Beaucoup portent un ensemble qui semble à Johanna devoir être classique et austère, mais qu’ils sont beaux, tous, avec leur bout de tissu noué autour du cou et leurs chemises unies ! Et ce n’est pas fini, car Johanna, si elle s’intéresse aux hommes, aime aussi les objets : ces trucs et ces choses que chaque civilisation entasse comme de l’or, et qui aux étrangers paraissent soit une merveille soit une malédiction. Alors, Johanna s’approche des vitrines, les caresse de ses petites mains amaigries par la traversée du bateau sans grande imagination culinaire, elle pose sa tête le long du verre impeccable, comme pour espérer rentrer dans tous ces magasins comme personne avant elle. « Des télévisions », lit-elle, bouleversée, « internet »… Soudain, la peur l’attaque, en plein visage. « Les livres… Où sont les livres… ? » pense Johanna, le cœur palpitant. Elle court, maintenant, passant d’une vitrine à l’autre, bouleversée. Les passants s’en fichent. C’est à peine si l’un d’eux, un vieil homme tout ridé et tout blanc, distingue sur les joues rouges de cette course une petite larme que d’autres auraient nommé de la sueur. Enfin, sur une grande place, Johanna distingue un intérieur de magasin plus propice, et sans doute plus avenant, bien que très grand. Qu’il s’agisse de la Fnac, ou de Virgin, ou même de France Loisirs, cela n’a pas d’importance, car, dans le cœur de Johanna, son seul amour du moment, c’est le livre : l’écriture, l’histoire, pour se rêver encore et vivre tant de vies ! L’enrobage n’est rien : le magasin n’est qu’un pauvre instrument à trouver et piller pour déterrer sa drogue ; ses infusions, ses perfusions.
« Vraiment, pense Johanna, la France est pourtant bien étrange… Serait-ce qu’elle est en retard par rapport aux Etats Unis ? Et dans ce cas, ce que je vois ici serait-il le monde de mes arrières arrières arrières grands-parents ? Seraient-ils en avance ? Non ! Impossible ! Mon imagination seule me dit ça, j’ai l’âme d’un écrivain de science fiction voué au succès, c’est tout. »
Mais déjà, Johanna, qui déambule dans les rayons, est bousculée. En un instant, le comportement des badauds a changé : ils courent, ils se ruent sur les produits, le regard sans cesse accroché à leur montre. Johanna, qui a vécu au rythme des aventures et de la mer depuis son enlèvement, a comme un souvenir en elle: ces heures, qui passaient si lentement à la ferme, dans les taches et les fatigues quotidiennes.
- Monsieur, s’il vous…
Celui-là est parti, déjà, et en courant, ses mains laissent tomber un livre très épais et coloré. Johanna se penche, et reste, un instant, interdite. Sa main finit par s’approcher du livre, puis par reculer, car, comment est-ce possible ? ça y est, elle le tient. Force est de constater le pire : « La tribu des éléphants patibulaires », prix du 54ème roman, est signé Johanna Bonhomme… Ah, amère désillusion de n’être plus unique, d’avoir sur terre, et peut-être à quelques kilomètres seulement de soi une même identité ! « Oh, ça, dit Johanna, si j’avais su ce que je trouverais ici, dans cette ****** d’Europe ! » Et voilà que la jeune fille, prise à son propre piège, s’énerve maintenant contre elle-même… « Oh ça !… Je l’ai dit… John déteint sur mon langage et j’ai en France un autre moi-même ! Mais je ne suis plus rien si je ne suis plus moi ! »
Autour d’elle, maintenant, c’est le vide. L’immense pendule accrochée au mur indique 14heures, et Johanna, exténuée, avec encore la sensation d’être poussée, bousculée, ruée de coups imaginaires, s’étale sur la moquette de l’un des plus grands magasins de Bénodet, sans savoir qu’avant elle, sur ce même sol, un enfant a vomi, un délinquant a craché un glaviot particulièrement gros et trois, voire six personnes, ont égréné leurs postillons suite à de gros éternuements.
A exactement huit-cent cinquante-six mètres de là, John et Basile effritent l’un et l’autre leur résistance psychologique, sans avoir remarqué, en aucun cas, bien sûr, l’effrayante disparition de Johanna dans une ville et chez un peuple dont elle ignore presque tout. D’ailleurs, comment l’apercevoir encore dans la foule de passants qui s’est regroupée, en cercle, autour de JB et B pris dans leurs démêlés sur les lois du transport.
- Ça, dit John, que voulez-vous que nous fassions de cette carcasse sans vie !
- Ah ! dit Basile en riant d’une façon tout à fait moqueuse et hilare : voudriez-vous voir en action la bête ?
Les deux hommes échangent un dernier regard plein d’une haine sous laquelle en réalité se déguiseraient plutôt un fier amusement et un désir d’épater la galerie environnante.
- En cheval ! hurle John.
- A voiture ! crie Basile
Et voilà que tous deux se ruent sur leur amour d’homme (il s’agit, on le comprend, du cheval et des centaines de chevaux), le visage hargneux, l’œil décidé et fier, avec dans l’idée de montrer au grand jour et au monde entier la supériorité de leur naissance et de leur destrier !