- Votre fille, que je vois derrière vous, sait tout de mon histoire. Je suis avec vous.
John, se tourne alors vers Johanna assez interloqué.
- Quoi ? Tu manigances avec des hommes si laids ?
Et dans l’esprit de Johanna, tout prend sens, tout revient : elle se souvient. La trahison. Le bel éphèbe blond, le bel ange qu’elle aimait, qu’Albert l’affreux avait tué au moment même où il s’était présenté comme vivant, comme détectivant, comme horripilant !
- Non, dit Johanna en secouant la tête, je ne connais pas cet homme.
- Il faut donc décider… Le tuer, ou le laisser. Moi je dis : le laisser. Trop de sang a coulé sur cette île. Aller Capsoul, tu t’es déjà reposée trop longtemps, partons, vois comme ces bois sont pour toi sans intérêt : on n’y rencontre que des hommes laids !
Sans le savoir, John vientt de fort bien jouer car Capsoul, prenant conscience du désert équin de cette épaisse forêt, rebrousse chemin sans se plaindre. Bientôt, la longue bande de sable jaune revient à la vue des aventuriers, qui, émerveillés, découvrent un accueil extraordinaire. On se rappelle bien de tous ces hommes justes qui avaient, comme Capsoul, sauté à l’eau pour suivre leur désormais maitre John Bonhomme. Tous sont là, les bras tournés vers leur héros. Les applaudissements fusent. Des cris de joie se multiplient.
- Il sont morts ! Ils sont morts les pirates ! chante un homme entre deux âges, laissant passer entre chaque mot une syllabe de rhum !
- Merci, dit John, merci, mais Johanna elle aussi a son lot d’héroïsme.
- A table ! A table ! hurlent les matelots et les quelques voyageurs survivants. Nous avons préparé de la fricassée de sardines et des homards sablés à la sauce salée. Un jus de coco mélangé au rhum fera notre dessert et quelques gâteaux apportés du bateau pourront y être trempés. A table ! A table !
- Ça dit John, merci! Quel beau cadeau ! Les victorieux sont toujours les plus affamés. A table !
Chacun prend un siège, John et Johanna présidant chacun la table. L’appétit est très grand, de tous cotés, et les questions fusent.
- Comment les avez-vous tué seuls ?
- Sont-ils tous morts ?
- Ne craignez-vous pas qu’il reste un survivant ?
John toussote, montrant qu’il désire s’exprimer.
- Ce que je vais vous dire, jamais il ne faudra le répéter. Moi, mesdames, messieurs, quand je tue, c’est pour la science et avec la science. Je m’explique : je tue par sérendipité.
- Oh ! s’exclament les convives.
- Première étape : définissons… Je crois à la science, je pense au hasard. Quel cocktail explosif que la science associée au hasard ! L’expérience, messieurs, l’expérience. Exemple : je connais tout à fait la loi de la pesanteur. Si la pomme tombe, l’homme tombe aussi. Bref : SCIENCE. Alors voilà, je m’arrange pour que mon ennemi soit dans un arbre… Déjà intelligent, me direz-vous : un arbre ça glisse, ça écorche, on perd vite pied, on tombe. Et là, le hasard se manifeste… Comment… J’attends. C’est simple.
- Un coup de vent ?
- Un animal méchant ?
- Ah ! dit John, vous brûlez légèrement. Dirigez-vous dans cette voie, que vous cramiez dans d’affreuses douleurs.
- Un serpent ?
- Non, non… Bien plus gros !
- Dites, John Bonhomme, dites, nous n’en pouvons plus !
- Alors imaginez la scène : l’ennemi est là, sur son arbre, il se croit supérieur et soudain, je dis bien soudain, un éléphant surgit sur la branche.
- Comment donc est-ce possible ?
- Qu’est-ce que j’en sais moi ? dit John un peu vexé. Je vous parle de science, pas de vraisemblance !
- Et ? Et ?
- Et voilà : BOUM. Tout est là : science et hasard. Sérendipité mes amis ! Sérendipité ! Voilà comment je tue, et la plupart du temps sans me salir les mains. Vous pouvez m’applaudir.
Le déjeuner s’étale jusqu’à la nuit tombante, et c’est repus que quelques hommes commencent à s’effrayer : passer une nuit sur une île isolée, ils n’en ont pas l’habitude, eux, les vrais gentilshommes. Ils parlent, ils ne savent que faire, ils s’en rapportent au maitre après s’être entendus ensemble.
- John, notre sauveur, il se passe un grand drame en cette fin de si belle journée.
- Parle… Euh ?
- Mathhew. Je m’exprime au nom de tous.
- Oui, dit John, parle, j’écoute.
- Nous nous interrogeons sur la façon de retourner au bateau, n’ayant ni barque ni quelconque embarcation.
- Tiens, oui, où est-il ce grand bateau abandonné aux flots ?
- C’est bien là le problème, John, il s’éloigne. Personne n’a jeté l’ancre et les courants, qui le menaient cet après midi vers la plage, se sont, il me semble, inversés.
- Tu es en train de m’expliquer que nous sommes prisonniers de cette île ?
- Oui, John… Le bateau vogue, sans nous, et à la nage, personne ne pourra le rattraper. Notre destin est scellé : il faudra finir nos pauvres vies ici, sur ce lopin de terre inhabité !