On ne sait des deux laquelle a commencé, mais des trois héros, seul John daigne rabaisser amour-propre et orgueil pour préférer s’émerveiller de la végétation de l’île. Palmiers, cocotiers leur ouvrent la route, accompagnés par les cris persistants d’oiseaux jaunes et noirs. Johanna pense à de jeunes perroquets encore non formés, mais John la rabroue très vite : il s’agit de parulines à capuchon. Ce manque de culture l’émeut profondément. Comment songer une seule seconde que son fils unique puisse ignorer de tels rudiments ?
- Bon, dit John, hormis les différentes espèces animales, cette île m’a l’air inhabitée. Quand Capsoul en aura assez de marcher, et quand nous aurons fait une visite convenable dudit lieu, nous songerons à revenir en arrière pour s’occuper des malheureux qui nous ont suivi à la mer. En attendant, respire, Johanna. Tu n’auras pas souvent de cet air là. Ne sens-tu pas des millions de parfums entêtants, magiques, nouveaux, et, en même temps, cette fièvre insidieuse qui rôde, suante, et indique la proximité des marais ?
- Ça, dit Johanna, c’est vrai qu’il fait chaud ! Je commence à transpirer.
- Non, non, dit John. Tu commences à transpirer parce que tu es un homme. A chaque fois c’est la même chose : tu notes les bons éléments, tu as la bonne matière, mais l’interprétation est hasardeuse, faible, mauvaise…
- Oh, répond Johanna, tu commences à m’embêter. J’essaie de faire bien.
- J’espère au moins que tu as tué un pirate tout à l’heure… Autrement… Quelle honte ce serait ! Mais chut, tais-toi. Ah ! Ils sont donc là, au plus profond des terres ! Chut ! Silence.
En effet, au détour d’un chemin, ce que John croit d’abord être une femme apparaît. Au fur et à mesure qu’ils avancent, une légère barbe se dessine, accompagnée de traits très masculins. L’homme porte néanmoins une robe blanche et des sandales tissées très féminines.
Arrivé à hauteur de Capsoul, il s’arrête, caresse la jument, et lève la tête vers John, pas vraiment effrayé.
- Hoc evenit exigentibus vitam in peregrinatione ut habeant multa hospitia nullas amicitias (1), dit l’étranger.
- Ah ! Ciel ! dit John. Des sauvages !
Le sauvage en question se signe et sourit. Il fait signe de venir. John, embêté, semble réfléchir.
- Johanna, il va falloir se décider. Ou nous suivons ces pygmées, sans savoir s’ils sont ou non cannibales ou si, tout bonnement, ils nous veulent du mal, ou nous partons, avec le risque d’attirer sur nous les foudres de leurs dieux et de leurs flèches.
- Je crois… dit Johanna en réfléchissant profondément. Je pense…
- Parle. Tu es mon fils, tu fais de bonnes remarques. Cela suffit à rendre ta parole quelque peu importante.
- Hé bien, ils portent des robes, dit Johanna… Ils ont raison, et si tu pensais un peu comme eux, tu pourrais me permettre d’en porter aussi.
- Quoi ? Suivre l’habillement des barbares ? s’écrie John interloqué.
- Ce sont des hommes, réplique Johanna. Et si, comme eux, je suis homme, j’ai le droit de porter des robes.
- Enfin ! dit John, je ne te demande pas de juger leur accoutrement ! Je te parle de survie, de pièges, de cannibales, de meurtres ! Qu’allons-nous faire face à un pareil danger ?
L’homme en robe fait alors signe qu’on l’écoute. Johanna, John, et Capsoul se tournent vers lui.
- Quaeris quiq sit divitiarum modus ? (2)
Johanna acquiesce sans rien comprendre, Capsoul aussi. Devant ce vote majoritaire, John accepte de suivre cette apparition tropicale. Quelques minutes de marche suffisent pour atteindre une ville étincelante de marbre et de granit.
- Amilus, Amilus, dit le guide en se frappant la poitrine. Fortuna, fortuna ! crie-t-il ensuite en montrant l’étendue des bâtiments.
- Ça, dit John nous voilà chez des sauvages bien équipés ! Note combien la langue est étrange mais comme l’architecture appelle en nous des similitudes avec le grand ouest… Il y a des toits, des murs, c’est très ressemblant.
- Et là, dit Johanna, regarde, du raisin, des bananes, des dizaines de corbeille de fruits.
- Ma foi, dit John si nous étions tombés sur des sauvages végétariens ? J’en perds mon lapin comme dirait l’expression.
Et John de rire parce que, vraiment, il se trouve très drôle. Soudainement, un grand silence se fait. Dans les rues de ce magnifique village, des hommes, des femmes, des enfants, apparaissent en grand nombre et scrutent les lèvres de John. Un grand rire monte alors, effrayant par sa puissance. Les sauvages se pâment, rient jusqu’à s’écrouler par terre, s’aident les uns les autres pour tenir encore un peu debout. John devant ce spectacle étonnant, se demande s’ils ne vont pas mourir sur place d’ici très peu de temps quand Johanna, très courageuse, saute à terre avec aisance, lance un regard de défi, décidée à lever cet étrange sortilège pour libérer tant de malheureux. Elle dégaine sa bouilloire.


(1) Il arrive à ceux qui passent leur vie en voyage qu’ils aient beaucoup de connaissances mais pas d’amis.
(2) Tu demandes quelle est la limite des richesses ?
Je remercie Sénèque pour ces deux emprunts qui viennent de sa deuxième lettre à Lucilius.

Le 13ème commentaire (s'il existe) verra son auteur récompensé :-)