La jeune fille, assise sur le lit du matelot, écoute, transportée. Ses yeux étincellent, si bien que l’autre la croit attristée par quelque affreuse nouvelle.
- Il ne faut pas pleurer mademoiselle, alors ça non, pas dans de pareilles circonstances. Je m’appelle Albert Seltic, et je suis là pour vous aider.
« Ah, il est là pour m’aimer ! » retient Johanna qui, quand cela lui est agréable, sait déformer les paroles de ses interlocuteurs. Mais il faudrait maintenant attaquer, et le bel Albert ne semble pas prêt de s’approcher des lèvres écarlates de la jeune fille. Comment faire… Elle hésite, elle décide.
- Vous devriez vous asseoir. Nous serions mieux pour faire connaissance.
- Oh que non, dit Albert ! Regardez-donc, voilà comment je fais connaissance, moi, avec mes alliés !
Et disant cela, Albert jette en l’air sa belle perruque blonde et son visage adolescent. Johanna émet un couinement horrifié. Devant elle, un homme d’une quarantaine d’années la scrute, tout sourire. Ses cheveux d’un noir de jais rendent sa peau si pâle qu’on le dirait malade. Le front, jaune, presque trop ridé par rapport au reste du visage, ressemble à ces éponges encore un peu mouillées mais déjà fissurées et asséchées en maints endroits. Johanna, quand elle vivait avec ses faux parents, les avaient en horreur et s’arrangeait toujours pour les réduire en miettes de diverses façons tout à fait répugnantes.
- Me voilà. Albert Seltic, en personne…
Il s’approche de Johanna et chuchote à son oreille (bien que celle-ci s’écarte un peu).
- Espion depuis bientôt vingt trois ans, deux mois et… (il regarde sa montre). Deux minutes. Je scrute les mers, je préviens des attaques, j’extermine les pirates !
- Mais, dit Johanna des larmes dans les yeux, pourquoi êtes-vous si laid ?
- Oh petite, ce n'est pas la bonne question. Demande plutôt pourquoi est-ce qu’être beau est ma seule couverture dans ce bateau…
Johanna, décontenancée, ne comprend pas très bien : Albert a sur son lit deux très chaudes couvertures. Et s’il mentait ? « Attendons. », se dit-elle. En effet, Albert s’explique. Il est sur le point de parler, se retient, fait durer le suspense, n’y tient plus, se contient quand même pour ne pas parler fort.
- Quand on est beau, les gens tombent dans l’ panneau.
Il sourit en dévoilant des dents très blanches. Johanna comprend que c’est bien là le seul cadeau que lui ai fait la nature.
- J’explique : un beau petit mousse à tête d’ange, est-ce qu’on ne se dit pas qu’il n'osera rien faire si quelques petites conspirations naissent par-ci par là, de ci de là, pendant le voyage ? Est-ce qu’on ne pense pas : il est beau : c’est un niais ? Pour les pirates, c'est une aubaine! Mais regardez plutôt la précision de ce masque. C’est ma défunte mère qui me l’a fait, elle se doutait que j’en aurais besoin pour parvenir à mes fins, et elle avait raison. Avec la beauté, on arrive à tout, petite, et c’est pour ça qu’ensemble nous vaincrons.
Il remet son masque, sa perruque, et inspecte Johanna.
- Oui, tu es jolie. Et John aussi. Ton papa est très très beau, oui. Il faudrait que je le rencontre pour fixer en quelque sorte un plan, quelque chose qui puisse nous prémunir contre une attaque surprise.
A cet instant, un coup de fusil explose sur le pont, suivi de trois autres. Des cris parviennent jusqu’à la chambre. Albert, avec un grand sourire presque carnassier tend à Johanna un coutelas.
- Ah ah, la fête a commencé! s'écrie-t-il joyeusement.
Il prend la jeune fille par la main et la traine le long des couloirs, dans une course effrénée. Sur le pont, John fait merveille sur Capsoul : à chaque coup tiré, c’est un pirate qui s’écroule, et de l’autre main, son lasso fait de grands ravages. Johanna, munie de son coutelas, gagne l’avant du bateau sans que quiconque l’attaque : elle fait mine d’être blessée à mort. Arrivée à l’extrémité du bateau, quelle n’est pas sa stupéfaction de voir, à une centaine de mètres, une petite île !
- Terre, terre ! crie alors Johanna au comble du bonheur !
Le combat est comme figé : les pirates survivants affichent tous un sourire niais, y compris John Gold qui, par cet acte, montre enfin son vrai visage.
- Ah, toi aussi ! dit JB en crachant à coté de JG. Si les karchers existaient déjà, sache que tu en serais pour tes frais !
Sur le bateau, aucun mouvement ne reparait. JB profite de cette longue accalmie : il s’élance au galop vers Johanna qu’il saisit par la peau du cou (non sans avoir craint de la rater) et la cale derrière lui.
- Saute, Capsoul, crie-t-il. Sauve la famille Bonhomme puisque le nom de John est sali à jamais !
La jument, sous les yeux de tous les occupants du bateau s’élance dans la mer.
- Le bateau va s’échouer, s’écrie Billy. Nous ne sommes plus assez nombreux pour naviguer !
- Te bile pas, répond Amar, ça arrive tout l’ temps.
Pendant ce temps, une bonne partie des passagers, dans un état proche de la peur animale, s’élance comme la jument dans les vagues moutonnantes.
- Ah, dit John, je crois retrouver les troupeaux de chevaux sauvages de mon enfance. Ce sont de braves hommes qui nous rejoignent, Johanna, et ils nous seront bien utiles pour ne pas mourir trop tôt.