- C’est que, dit Johanna, je n’ose pas.
- Tu n’oses pas ?
- Oui.
- Et bien c’est moi qui t’y oblige alors ! Va oser ! Un cow-boy qui n’ose pas ? ça ne s’est jamais vu. File ! Et ne reviens qu’après avoir agi. Vite ! Déguerpis. Va t’en, ouste, je vais t’éduquer moi !
Johanna, sentant qu’il vaudrait mieux partir, se dirige alors vers l’arrière du bateau, les pensées toutes occupées encore par son nouvel amour. C’est tout juste si elle saisit dans la bouche de deux marins chuchotant les mots îles et sud. Elle est toute entière tournée vers une nouvelle direction : l’amour. Alors, franchement, qu’il s’agisse d’une île au sud ou d’un continent à l’est, Johanna n’en a cure. Mais quelle timidité soudain la prend encore ! Comment aller le retrouver ? Et où ? Johanna réfléchit, et, pensive, songe à faire ses besoins. Des toilettes. Elle y va, et, encore perdue dans les étoiles de son amour ou peut-être décidée à le retrouver là, elle s’enferme dans l’un des cabinets et attend. Une heure passe, où Johanna, bercée par le roulis, somnole sans trop s’en rendre compte. Des bruits de pas la réveillent. Il s’agit de deux hommes. Elle reconnaît l’un à sa voix : Billy Depp, indépassable pour le ragoût de pommes de terre qu’il concocte chaque jour dans les cuisines.
- Amar, comprends-bien que si nous pouvons en tuer quelques autres, cela ne fera pas de différence.
- Et je le sais, bougonne Billy, mais réfléchis un peu à ces complications. Il suffirait, comme le propose Henri, de n’en jeter à l’eau que quelques-uns uns pour prendre le contrôle du navire. De là à convertir les autres, il n’y a qu’un pas.
Johanna, quelque peu embêtée par ce qu’elle vient d’entendre commence à craindre qu’on ne la découvre. Le silence perdure, tué soudain par les bruits bien connus de deux expulsions proprement liquides. Les chasses d’eau sont tirées, les deux traitres claquent la porte. Retrouvant ses esprits, la pauvre jeune fille quitte alors son cabinet, apeurée, avec dans l’esprit un seul projet : prévenir JB des horreurs qui se trament dans les bas fonds du bateau. « Des pirates ! Des pirates… Ciel, des pirates… » Et Johanna, fervente lectrice, se souvient de Stevenson, de son île maudite et du pauvre Jim Hawkins, condamné à se battre et à tuer. Johanna regarde ses mains. Blanches, belles. Comment de telles mains pourraient-elles faire jaillir le sang ennemi? Ah ! Quelle infortune ! Et le bel ange bleu ! L’ange blond ! S’il était des leurs ! Johanna se voit déjà, le pistolet à la main, condamnée à tuer son amour, des larmes dans les yeux. « L’amour disparaît sous les coups, et le sang et la mort, et moi je suis bien bête d’être aliénée par le premier » songe-t-elle décidément bien malheureuse.
Mais soudain, Johanna sent qu’on lui tire la main, très légèrement d’abord puis d’un coup sec. Une seconde se passe avant qu’elle n’ose ouvrir les yeux. Son ange à elle, un sourire aux lèvres, la regarde.
- Sais-tu qui je suis ? demande-t-il d’une voix si tranquille qu’il semble à Johanna que bien des mélodies célèbres ne sont rien à coté de ce charme vaporeux et envoutant.
Celle-ci parvient pourtant à secouer la tête en signe de grande perplexité, trop honteuse pour parler et laisser découvrir sa voix qu’elle trouve désaccordée.
- L’apparence est-elle vérité ? continue-t-il.
Et Johanna, soudain très loin du complot qu’elle vient de découvrir précédemment, suit son ange bleu et jaune qui l’emporte dans les méandres des couloirs. Elle est trop heureuse pour apercevoir sous les cheveux blonds, pendant une brève seconde, une mèche de cheveux noirs.