Dans la cuisine, sa mère l’appelle. Elle met en boule la vieille feuille de papier griffonné et la glisse dans la poche de sa longue robe brune. Au Far West, on dit que les femmes ne savent pas lire. Mais Johanna, elle, et des milliers d’autres filles avant elle, ont déchiffré les lettres, puis les mots, et les phrases, pour vivre là où les hommes les gardaient, prisonnières : aux cuisines.
- J’espère que tu ne penses pas encore à ces fichus bouquins, grogne la mère en mettant le lard dans la poêle.
Et Johanna pense « John, John » et répond « non, non ».
- Bon, va me chercher de l’eau alors. Ton père va rentrer de la chasse et s’il n’y a pas moyen d’un peu se désaltérer correctement tu peux être sûre qu’il passera par la bouteille… Et tu sais quelle humeur il a quand il boit, ton père… Il pourrait tout casser.
Johanna, autant parce qu’elle est bien élevée quand il faut que par peur de cette description affreuse et vraie, empoigne le seau avec grande volonté et se dirige dehors. Le puits est à quelques mètres de la maison, à l’ombre d’un toit de paille. L’été, c’est le coin le plus agréable à des lieues à la ronde : il y a l’ombre, et l’humidité froide de l’eau qui rafraichit la terre. Johanna, un sourire planant le long des lèvres, laisse le seau descendre lentement. Mais on galope. Une ombre. Le temps s’arrête sous le soleil de plomb. Un nuage de poussière vole, à quelques mètres de la jeune fille qui se retourne, lentement.
- John Bonhomme ! hurle-t-elle avec une joie inexprimable.
Et le cavalier, le visage presque invisible sous son long chapeau clair bouge la main, lentement, fait signe de ne plus rien dire. Johanna s’exécute. Avant d’avoir eu le temps de comprendre combien sa vie vient de se réveiller, là voilà derrière John qui s’éloigne au galop.
- Je viens te chercher de mon plein droit, dit-il, une fois que le rythme se ralentit.
Johanna, transportée, sourit, songeant déjà à l’imaginaire des princesses américaines qu’un cow boy sauve de la pauvreté et de parents ingrats, miséreux et sans noblesse. John Bonhomme… J.B comme son ancienne amie l’appelait, avant que sa mère ne la force à épouser un paysan si vilain que ses mains ne sont jamais blanches. Et il était là, juste devant elle, partageant avec elle son cheval, son vent, son air ! Comme cette amie serait jalouse ! Johanna rougit. Qu’il est beau. Quelle allure. Et cette chemise rayée, propre… Non, vraiment, elle est tombée sur le meilleur, et dire qu’il l’a choisie… Car il ne peut en être autrement. Elle était là, à son puits, il avait dû la repérer depuis déjà plusieurs jours ou des mois, l’aimer, la désirer à n’en plus manger le jour ou dormir la nuit. Leur idylle, bien sûr, lui hantait l’esprit plus de vingt fois par heure, et, en se couchant, sa dernière pensée était pour elle, la femme aimée, celle qu’il se préparait à sauver du purgatoire dans lequel Dieu l’avait laissée !
- Tu es à moi, Johanna, et je vais te dire pourquoi.
« Oui, John, dis-le moi, dis-le moi », pense-t-elle aux anges.
- Tu vivras avec moi, désormais, car tu es ma fille, et il est temps de t’éduquer comme tel. Je n’ai pas de fils. Ma descendance repose sur toi. Tu seras un cow boy, comme moi.