Difficile de n’être pas sensible au rythme des phrases, et au choix des mots : Sylvie Germain utilise les longues phrases quand il faut, les métaphores là où elles sont les plus émouvantes, et les phrases courtes comme autant de rappel, de piqures enjouées ou terribles, toujours subtiles. Le style est beau, magique. L’histoire est sordide.
Lucie Daubigné, petite fille joyeuse et éveillée, mène une vie pleine d’imagination auprès de son ami Louis-Félix : les objets, les êtres, les mots, sont autant de moyens de s’échapper de la réalité. Mais un jour, l’horreur fait irruption dans sa vie : Ferdinand, son grand demi-frère, le « roi soleil », pénètre dans sa chambre pour abuser d’elle. Lucie se tait, n’osant annoncer le terrible secret, sa joie la quitte, ses yeux se font fuyants et tentent désespérément de retrouver un nouveau regard ; un regard qui soutiendrait celui de l’ogre Ferdinand. Le conte est évoqué dans L’Enfant méduse, mais aussi à rebours, comme le fait Lucie elle-même : elle rêve de se transformer en crapaud, plutôt que de rêver qu’un crapaud se transforme en prince charmant. Au monde des contes, et à l’ogre, s’ajoutent un univers mythologique et des yeux de Méduse. Qui vaincra, du conte ou du mythe ? De l’ogre Ferdinand ou de Lucie aux yeux pétrifiants ?

Mais Sylvie Germain, si elle nous fait haïr Ferdinand, propose des émotions bien plus paradoxales. Le crime du frère est intolérable, les réactions d’Aloise, la mère des deux enfants, tout à fait impensables et injustes, et pourtant, Sylvie Germain donne au lecteur la possibilité de comprendre, un peu, ces deux figures centrales de l’œuvre. Aloise ne voit rien, trop aveuglée par son amour pour son fils premier né et le deuil sans fin de son ancien mari. Ferdinand, très tôt sorti de l’enfance à la suite de la mort de son père a grandi pour ressembler au défunt, pour être en apparence. Il n’a pas eu d’enfance, il n’a pas vraiment d’âme.

La petite Lucie reste le centre du livre, au gré de ses transformations qui la conduisent au regard de Méduse, à ce regard qui la sauvera de l’ogre, mais ne lui rendra ni les pleurs, ni la joie. La structure du texte se métamorphose elle aussi, au gré des petits chapitres ayant pour titre des dessins : enluminure, sanguine, etc. L’art, comme le ciel, donnent la voie aux mots. Les chapitres intitulés « Légende » suivent, avec le même temps pris pour narrer le ciel, la terre, leurs transformations.
L’Enfant méduse est un roman magnifique, peut-être mon préféré de cet auteur : le style y est clair, pur, embrasé. Et je pleure à chaque fois. Pour ces mots si beaux, qui racontent la douleur et la mort. La joie aussi, aussi brève et lumineuse qu’un rayon de soleil.


Extraits

"La lune s’en est allée, mais les ténèbres argentées dont elle a enveloppé la terre durant quelques minutes continuent à éblouir les yeux de ces deux enfants-là ; elles ondoient sous leurs paupières, frémissent dessous leur peau, et tournoient dans leur cœur. Ils ont les yeux en fête, ils ont le coeur en joie. Le monde encore leur est enchantement."

"Et si l’on se risquait à lui demander en quoi résidait au juste le talent artistique de Ferdinand qui avait échoué dans ses études, n’écrivait nul poème, ne chantait ni ne jouait d’un instrument, et ne peignait ou ne sculptait pas davantage, elle répondait, évasive et hautaine : « C’est un rêveur. Un grand rêveur ! Sous ses dehors puissants il cache un cœur subtil. Il y a en lui quelque chose de céleste… » Mais cette subtilité échappait à tous, et si les femmes continuaient par faiblesse à l’appeler « le beau Ferdinand », les hommes eux ne se privaient pas de l’appeler « le grand Fainéant"."

L'Enfant méduse, Sylvie Germain