Ses voisins, ultimes défenseurs de la famille et du bonheur, projettent sur leur façade un enchevêtrement de guirlandes de Noël électriques. Leur clignotement de métronome devient vite insupportable. Un grand sapin, décoré aussi, et de haut en bas, lorgne sur la rue avec des yeux de délaissé ; cela fait bien dix ans que la famille le connaît et ne l’a pas déraciné pour le planter au centre du salon. Le vent d’ouest, lourd soudain, fait teinter les boules de Noël entre elles, et jette les plus faibles au sol. Le sapin remercie : dans cet accoutrement, il sait bien que tout le monde se moque de lui.
- Ah ! Mon courrier ! exulte Emile en s’approchant de la boite aux lettres.
Il espère toujours la carte d’un vieil ami qui soudain ne peut plus l’ignorer davantage, ou l’envoi d’un gain de la part d’une société quelconque, ou encore des lettres de remords, de regrets, d’amour même ; un foisonnement de sentiments d’une richesse incroyable, tourné vers lui seul. Invariablement, ce sont des feuilles d’impôts qui sortent de ce trou béant et noir. Emile, dans la douceur du soir, peste alors. Qu’est-ce que cette vie où votre seul courrier réside en des devoirs de paiement ? Il paie pourtant, car c’est obligatoire.
Ah ! De nouvelles publicités ! Il les connaît aussi ces réclames bariolées de couleurs criardes, ces mots jetés au visage, format géant, histoire que tout le monde puisse déchiffrer l’affaire. Mais ce soir, un sursaut d’espoir anime Emile : au milieu des publicités et des feuilles d’impôts, il y a une lettre. Elle n’a pas l’air immense ; son poids est plus que ridicule, mais c’est une lettre, une lettre où l’adresse est écrite à la main. Il n’y a pas d’erreur, c’est l’adresse d’Emile. Songeur, il la cueille et la pose au-dessus des autres : le vendredi 4 décembre, il s’en souviendra car il n’est pas rentré bredouille. Mais qui ? Pour quoi ? L’enveloppe, propre, avec pour seule indication son adresse écrite sans fautes, témoigne d’un intérêt médical et parfait. Un professionnel, en tout état de cause. Emile, pour ne pas défaire la beauté de cette déclaration, passe cinq minutes à la décacheter. Un fin couteau réussit ce qu’il n’osait espérer ; l’enveloppe reste belle, digne. Emile, en fin connaisseur, plonge sa main tremblante de désirs, avide d’avenir et de curiosité. Un nuage d’incompréhension se dépose sur son visage. Il porte l’enveloppe à quelques centimètres de ses yeux, inspecte encore. Elle est vide.
- Ah ! Cet homme ou cette femme devait être si bouleversé qu’il en a oublié de glisser la lettre ! Quelle poisse ! Merde tiens !
Il se dit que, finalement, la chose sera vite réparée ; il recevra dans quelques jours une nouvelle lettre, pleine cette fois-ci.
Deux jours passent. Une seconde enveloppe arrive. Vide. Emile pense que deux fois de suite, cela témoigne d’un étourdissement chronique. Mais déjà, les enveloppes s’amoncellent, sans lui demander ce qu’il peut en penser. Emile, le soir, en extirpe maintenant deux ou trois, vides, systématiquement. Quelques jours passent encore pendant lesquels il croit à une farce de quelque drôle dénué d’humour. Un samedi, le voilà qui surveille la boite aux lettres, sur le qui-vive, prêt à donner au garnement responsable la frayeur de sa vie. Mais seul le facteur passe, et le soir, les enveloppes vides sont au nombre de quatre. Un malaise insupportable l’envahit. Il sent bien désormais qu’on lui veut du mal, et que le stratagème ne semble pas prêt de cesser. Emile décide finalement de laisser sa boite aux lettres pendant une semaine. Peut-être qu’après tout, cela pourrait décourager le farceur ou le détraqué prisonnier de sa récidive. Exécutant son projet à la perfection, Emile, lorsque sept jours ont passé tourne la clé dans la petite serrure. Le moment tant redouté dépasse ses plus horribles peurs : la boite, plongée dans l’obscurité, dévoile une colline dont la blancheur insupportable l’indispose grandement. Pris devant le fait lui-même, Emile manque de revenir à une superstition classique ; suis-je maudit ? pense-t-il en amassant la pile de courrier. Un déconfort lancinant vit dans son corps ; lui qui si peu de temps auparavant, désirait une lettre, sent désormais une peur panique à l’idée de trouver ces méchantes enveloppes. Il n’est pas content. D’habitude, il n’y a qu’un poète pour être maudit, et il n’est pas poète.
Les jours passent, semblables. La pile d’enveloppes monte encore. Deux semaines plus tard, le facteur dépose un petit mot qu’Emile lit le cœur déchiré.
« M. Fisagel, il serait très utile de remplacer votre vieille boite aux lettres qui est bien trop petite. J’ai dû ce matin déposer quelques unes des lettres vous étant destinées dans votre jardin. Vous les trouverez sous votre poubelle. J’ai pensé qu’ainsi, à l’abri du vent, vous n’en perdriez aucune. »
Emile, désabusé, prend sa pile de courrier et farfouille sous sa poubelle. Le lendemain, il commande une nouvelle boite aux lettres, celle qu’il a vu pas plus tard qu’hier, crouler dans l’une des pages de pub au rayon fonctionnel.