De toutes parts, on vient. Les hommes avec des bidons, les femmes avec des tasses, des bols. Johanna, ahurie, verse et verse encore. Le liquide s’empare de tout ce qu’on lui offre. La dégustation est ouverte. On s’extasie.
- Du thé… Du thé… dit Johanna en sanglotant. Ma bouilloire fait du thé.
- Estime-toi heureuse lance John très pratique, la bouilloire magique vient de nous sauver la vie. Vois comme ils sont heureux, vois comme ils aiment le thé. Oui, mon brave, oui, dit John en tapotant l’épaule de l’un des étrangers, nous t’offrons du thé en cadeau. Cadus, cadus pustus et tas bona doncus mus Johanna mu Johnus perfectus.
Mais déjà, quelques hommes font signe à John de cesser ces palabres charabiatiques : des bruits de pas se rapprochent. « Ciel, pense Johanna. Voilà les pirates ! »
- Amica, dit John qui ne perd pas de temps, et se frappe la poitrine pour montrer sa bonne volonté. Enemica murmure-t-il ensuite en montrant du doigt la direction d’où vient tout le tintamarre.
Aussitôt, les pygmées comprennent. Dans une fureur noire, chacun court à son logis et revient sur-le-champ, l’armure en place et l’épée brandie en avant.
- Oh, dit John, j’ai déjà vu de tels hommes, mais je ne me souviens plus où.
- Oui, murmure Johanna, je crois bien que c’était dans un peplum.
Ceci étant dit, la voilà déjà qui prend une chaise et s’assied, impatiente du spectacle à venir. Elle a au visage un sourire fasciné. Le deuil des limaces est fait : Johanna ne rêve désormais que de virilité musclée pour sa bouilloire, qui, elle en est sûre, pourrait à elle seule contenir quatre ou cinq spécimens de ce peuple décidemment plein d’intenses surprises.
- Observons, dit John, lui aussi bon public. J’attends de voir si leurs épées font aussi bien que mon cher revolver.
Les épées furent sans doute plus utiles que le revolver. En grand nombre, elles eurent tôt fait de trancher la gorge, la tête, les bras ou les cheveux des adversaires, trop désarmés pour espérer gagner ne serait-ce que la fuite. Les couteaux faiblards des pirates semblaient s’être soudain transformés en allumettes ou en brindilles humides, si bien que les épées, dans le soleil, resplendissaient en éclaboussant leurs propriétaires soudain semblables à des dieux descendus du ciel pour infliger les plus grands châtiments.
John resta pensif pendant toute la durée du spectacle et Johanna, pour qui le sang reflétait trop bien le concept de réalité décida finalement de ne jamais laisser sa bouilloire aux bons soins de tels sanguinaires. Elle était pour la mort, mais la mort invisible, la mort sans visage, sans regard, et même sans existence : une mort morte, où chaque mort disparaît à la seconde même, de façon à épargner les vivants du ménage. Billy et Amar, les deux comparses des toilettes, avaient été particulièrement fêtés : l’un des sauvages avait réussi à détacher trois des quatre membres du premier et quant au second, mort vraisemblablement d’arrêt cardiaque, il tirait la langue de façon si odieuse que le guerrier, trop indigné pour clamer son dégoût, s’était contenté de couper très précisément tout ce qui dépassait, de telle sorte que le malheureux cadavre gisait la face ensanglantée.
Une petite fête s’organise sur-le-champ pour fêter la victoire. Le thé coule à flots et les sauvages, en remerciements, offrent aux héros deux de leurs plus neuves toges. John, beau seigneur, accepte de l’enfiler non sans sentir sa masculinité quelque peu chatouillée. Quant à Johanna, transportée, elle se saisit de la sienne à bras-le corps, avec à cet instant dans l’idée qu’elle devient aujourd’hui une vraie femme. « Comme les vêtements ont le pouvoir de transformer les êtres ! Homme, femme ou autre, tout semble possible, pense Capsoul qui se prend à rêver de couvertures en soie et de tapis dorés. Et Black, alors… pense la jument. Où donc est Black ? Jolly Jumper me l’a bien expliqué : Black, dans une île, arriver avant Ramsay et me faire aimer de l’étalon… Mais quel temps nous perdons ici ! Un cheval sauvage ne s’approchera jamais de ces habitations ! Il faudrait gagner la forêt et les plaines ! » Et Capsoul de s’énerver , grattant le sol à coups de sabot, prête à cabrer dès qu’un brin d’herbe bouge. - Oh oh ! dit John en exultant. Capsoul veut galoper. Elle a raison. Mercius amica mercius.
Les dernières paroles se perdent dans le vent : John disparaît déjà au galop avec Johanna derrière lui. Capsoul avance comme jamais : il semblerait que soit la mort la poursuive, soit l’amour l’attende au détour d’un chemin encore très éloigné si l’on prend en compte la vitesse moyenne pour le moins élevée.
- Quelle jument ! Quelle jument ! Elle n’en fait qu’à sa tête hurle John, manquant de peu de recevoir une branche en pleine face. Je ne dirige plus grand chose : à moi, ma jument devient folle !
Capsoul n’a cure des supplications énervées de son maitre : elle galope, toujours plus loin, toujours plus vite, s’enfonçant dans la forêt jusqu’à ne plus voir autour d’elle qu’une nuit noire, la densité de la végétation rendant impossible tout passage de lumière. La jument souffle, au pas. Tout autour, des sifflements s’éveillent : des sifflements humains. Des branches bougent. Johanna pousse un cri de terreur.