De dulcinée aux jolies robes, elle devenait celle qui se retrouverait sous peu en jean avec les cheveux si courts que bien évidemment plus aucun homme ne la remarquerait. Mais et ses parents alors ? Cet homme alcoolique et cette mère autoritaire qui l’avaient élevée sans jamais lui montrer d’affection ? Qui étaient-ils ? Et se pouvait-il qu’elle fusse la fille d’un homme si jeune ? Il était beau, très beau, et elle l’était aussi, cela ne faisait aucun doute. Mais comment avoir seize ans et être la fille d’un homme qui n’en paraît pas trente ? Voilà toutes les pensées qui se mélangeaient confusément dans la tête de Johanna quand, au coucher du soleil, John fit arrêter son cheval devant une petite cabane de bois.
- Nous allons dormir ici. Je connais ce repaire. Tu vois, il longe le désert, et la nuit, notre devoir est d’allumer un feu, comme un phare, pour guider les cow boys perdus et les âmes dans le besoin. J’ai été sauvé grâce à cette coutume. J’ai été blessé, aussi, en suivant cette règle.
John prend une forte respiration et laisse passer quelques secondes. Maintenant, il déboutonne sa chemise et, là, juste au niveau du nombril, quelques millimètres à gauche, une lourde cicatrice monte pour redescendre symétriquement de l’autre coté de l’orifice.
- Voilà ce qui se passe quand on éclaire le chemin à des brigands.
Johanna, terrifiée par ce qu’elle vient d’entendre et de voir devient très blanche. Même dans les livres elle n’a jamais vu ça.
- Je n’avais rien sur moi, continue John : j’avais combattu contre un ours qu’avait dressé l’un de mes plus grands ennemis et j’avais perdu sur ce malfrat et sa bête toutes mes balles. J’étais sanglant, seul, sans nourriture et vois-tu, Johanna, la seule chose qu’il restait de potable, et d’encore utilisable avec moi, et bien c’était mon nombril, frais et dispos, sans traces de sang. Ne savais-tu pas qu’il y a eu un trafic de ce genre, par ici ? Il y avait cet homme, un fou. Mac Vidquor, un irlandais sur la fin, qui avait fait fortune en achetant une immense propriété. Les cultures les plus belles de la région… On raconte qu’il avait toute une clique d’hommes à ses bottes, des durs à cuir ceux-là, sur les chemins, nuit et jour, et vois-tu, dès qu’ils apercevaient un homme, ou une femme, ou même un enfant, ils exerçaient la coupure, nette et précise, en forme de triangle. Tout leur butin allait aux champs, sous terre, au milieu des cultures, et je sais même de source sûre que Mac Vidquor payait un homme rien que pour trier tous ces amas de chair. Drôle d’engrais, hein, dit John en écrasant sa main sur l’épaule de sa fille.
- Mais c’est parfaitement horrible s’exclame Johanna en ouvrant de grands yeux pleins de peur. Je ne pourrai jamais dormir tranquille. Et s’ils venaient, s’ils étaient là cette nuit pendant que nous dormons ?
- Pas de danger ma fille : je suis fort. Tu l’es donc aussi. Nous les tuerons tout simplement, même si je n’aime pas trop cette forme d’empirisme.
Johanna, au comble du désespoir montre ses mains tout en disant ceci :
- Je n’ai jamais porté que l’eau du puits. Je suis une fille. Je ne sais pas me battre.
De petites larmes commencent à naitre au coin de ses beaux yeux.
- Ah, ça ! dit John, il va falloir que je t’éduque. Je vois bien que tu files un très mauvais coton et ça ne passera pas. Nous dormirons ici cette nuit, quoi qu’il t’en coûte.
Et déjà, le bel homme entre dans la petite cabane, prépare le feu et ouvre une boite de conserve qu’il fait cuire, lentement, en prenant soin de bien mélanger le tout avec une vieille cuiller rouillée. Le repas se passe dans le plus grand silence : Johanna n’ose rien dire et craint chaque seconde de ne passer la nuit. John, lui, à son aise, déguste sa conserve, parle de tout et de rien, très enjoué, avant de s’endormir à même le sol, laissant la petite Johanna face à une nuit pleine d’ombres et de mauvais pressentiments.