Marie-Frédérique est la personne qui symbolise le mieux cette tendance. Quand je l’ai rencontrée, elle sortait à vélo de son immeuble. Quelques minutes plus tard, j’étais sur son balcon en train de regarder pour la première fois le cimetière d’en haut.
On est au mois de mars, et la vue est vraiment tombale… Mais, Marie Frédérique est tout de même fière de ce qu’elle voit chaque jour, et pendant notre conversation dans le salon, elle se lèvera plusieurs fois pour me montrer ce dont elle parle. Elle s’empresse de m’expliquer les beautés des trois autres saisons. Pour elle, le Père Lachaise est plus un parc qu’un cimetière et que ce soit pendant l’été, l’automne ou la fin du printemps, les feuilles des arbres cachent les tombes. Devant cet océan de vert que le balcon surplombe, Marie-Frédérique me dit avoir l’impression de vivre en pleine forêt ! Il y a aussi le fait de voir les quatre saisons de chez soi en habitant à Paris, et cette vue dégagée, libre, où se découpe au loin l’horizon, que Laurent, lui aussi, me fait remarquer. Sa saison préférée, c’est l’automne, lorsque le Père Lachaise est comme victime d’un enchantement doré. Ses fenêtres donnent à la fois sur un parc et un musée à ciel ouvert : la dimension tombale du Père Lachaise est ici atténuée, contrastée, et j’entends presque Jackie crier que c’est un CIMETIERE avant d’être quoi que ce soir d’autre ! Je demande donc à Marie-Frédérique tout simplement pourquoi ne pas vivre près d’un parc, si c’est la végétation qu’elle aime. Elle me répond qu’un parc est plus bruyant, et, surtout, que le Père Lachaise est un endroit extraordinaire de par l’architecture et les gens enterrés : elle a tout simplement l’impression de vivre avec l’Histoire. Laurent, lui aussi, est sensible à ce charme artistique, monumental et envoûtant. Et puis, au Père Lachaise, il y a quelques endroits où la nature, sauvage, a tous les droits. Arthur, le fils de Marie-Frédérique me raconte même qu’en ce moment, des fouines vivent sous leurs fenêtres et, la nuit, se poursuivent dans les arbres !
Le calme entre aussi en compte : la rue du repos est peu fréquentée, et quant au boulevard de Charonne, Laurent et sa famille y échappent puisque leurs fenêtres donnent à l’opposé : sur le Père Lachaise. Ce calme permet d’ailleurs à Laurent d’oublier le stress de son métier : il est juriste d’entreprise et revient rarement chez lui avant 21h. Noëlle, qui habite rue des Pyrénées, profite, elle aussi du silence et du chant des oiseaux. Elle habite au rez de chaussée et ses fenêtres donnent sur une petite cour, une butte sauvage, et, enfin, le mur du cimetière, qu’elle voit à peine tant la végétation est dense. Elle a emménagé ici il y a un an, et aimerait aménager un peu ce petit espace vert qui l’a conquise dès qu’elle l’a vu (elle avait visité exactement 74 appartements avant celui-ci). Sa vie quotidienne se construit autour du contraste entre son métier et son appartement : documentaliste dans un collège, elle côtoie le bruit toute la journée et vient se ressourcer le soir en ouvrant ses fenêtres.

Sur ces deux photos, le mur du cimetière est juste à gauche.

chez Noelle 2


Chez Noelle

Un autre argument revient souvent: ce quartier ressemble à un village, et en partie grâce au cimetière. Jackie me l’avait déjà spécifié en m’indiquant que le Père Lachaise concentrait des travailleurs qui se connaissaient, connaissaient les cafés, connaissaient les voisins du Père Lachaise, etc. D’ailleurs, quand j’explique à Marie-Frédérique que j’ai rencontré une guide rue du repos, elle me nomme spontanément Jackie ! Un marché à Charonne participe là encore à la construction d’une identité de quartier-village. De plus, de nombreuses personnes ont des vélos et la présence d’un endroit sans bitume renforce cette sensation d’être à l’extérieur de Paris. Le Père Lachaise, ils s’y promènent ou le traversent : c’est un raccourci qui permet d’arriver plus vite à Gambetta !
Arthur, dont les montures de lunette alternent entre le rouge et le noir me donne à voir un autre aspect de sa vie audessus des tombes : le Père Lachaise est un lieu de célébrités, enterrées ou non (il a déjà vu des tournages de film dans son enceinte). Il aime s’y promener, visiter les tombes des personnalités. C’est d’ailleurs parce qu’il habite ici qu’il connaît beaucoup de choses sur Jim Morrison. A quinze ans, il se demandait pourquoi des cars des touristes venaient voir sa tombe. Pour percer ce mystère, il a acheté des livres, ses disques. Par contre, il n’a aucun engouement pour tout ce qui est vampires, morts-vivants. Il a 19 ans et depuis qu’il est né, il a toujours eu la vue sur le cimetière : ses parents ont déménagé deux fois, mais toujours autour du Père Lachaise. Il s’oriente vers le métier de guide touristique, et cette vocation n’est pas étrangère au voisinage qu’il connaît depuis sa naissance ! Vivre à coté d’un cimetière peut donc marquer une vue durablement, et de façon positive (je pense aussi au fils de Noëlle dont je parlerai plus tard). Arthur se voit-il vivre ailleurs que dans le quartier du Père Lachaise ? Pas vraiment. S’il peut, il restera dans les environs, et le plus longtemps possible.
Etrangère au Père Lachaise, j’ai rencontré Stéphanie, étudiante en agronomie, qui, habitant au Kremlin Bicêtre dans la résidence René Dubos avec vue sur le cimetière, avait à peu près les mêmes arguments : elle est au sud, a le calme et un horizon dégagé. Ceux qui habitent de l’autre coté du bâtiment sont au nord, ont vue sur une rue bruyante et des immeubles en face. La construction de cette résidence montre bien qu’une vue sur cimetière, si l’emplacement est choisi correctement, peut devenir un atout : le fait, par exemple, que ces chambres soient orientées au sud construit un équilibre avec les chambres qui donnent sur la rue. Il reste que la vue sur cimetière a été une surprise car Stéphanie n’avait pas visité la résidence avant d’emménager ! Elle a d’abord trouvé cela étrange, et elle s’est habituée. D’ailleurs, elle vivra ici encore un an ou deux, pas davantage. Pour le moment, elle n’a pas vu d’enterrements et la nuit, elle a devant elle un océan de noir.
J’ai remarqué un élément récurrent dans la construction de ces immeubles : les balcons, ce qui m’étonne au début. Pourquoi, en effet, construire le balcon du coté de la vue sur le cimetière ? Je contacte alors Mathieu, étudiant en cinquième année d’architecture. Il me donne trois réponses : le cimetière permet une vue dégagée, un balcon orienté au sud avec vue sur cimetière est bien mieux qu’un balcon qui donne sur le nord, et, surtout, le balcon peut permettre de cacher ce qui se trouve en dessous… Les balcons, dans ces immeubles, servent peut-être alors à éloigner visuellement les tombes de l’habitation ! Mathieu me donne ensuite sa vision du cimetière dans la construction d’immeubles : il le considère comme un espace vert. Un cimetière a donc les mêmes atouts qu’un parc. Alors oui, il construirait les balcons plutôt de ce coté là.
Quand je parle à ces voisins de leur vision de la mort, la réponse se fait plus tardive mais Laurent, comme Marie- Frédérique, me disent qu’avoir vue sur des tombes permet de relativiser la mort puisqu’elle est toujours présente. La chance d’être vivant devient elle aussi omniprésente. Je demande alors si habiter près d’un cimetière donne envie de vivre. Elle me dit oui, en ajoutant qu’en plus, un cimetière n’est pas un endroit lugubre. En voyage, d’ailleurs, si sa famille passe devant un cimetière, elle s’y arrête ! Laurent, lui, prend en compte la façon dont, dans ce cimetière, la mort est mise en scène : créations cocasses et belles se côtoient. Quant à Raymond, que j’ai rencontré grâce à peuplade.fr, il n’établit aucun parallèle entre le Père Lachaise et la mort : « rien des pensées mortifères ne me vient jamais à l'esprit en côtoyant le Cimetière. J'ai l'esprit urbanistique et architectural, et en aucun cas la symbolique de la mort ne se donne à entendre en moi ni a son approche , ni à son contact. ». Il faut dire que cet homme n’est pas un voisin du cimetière aussi proche que les autres : il n’a pas vue sur le Père Lachaise et c’est pour cette raison que j’ai voulu avoir son opinion. Vivre à coté d’un cimetière mais sans le voir de chez soi est en effet radicalement différent d’une vue sur les tombes: la présence de la mort est en effet occultée très facilement, oubliée même. Je le sais! Par contre, la proximité d’un cimetière m’a toujours rapprochée d’un monde entre pensée et imaginaire : le week-end, il m’arrive de me promener dans des petites rues à coté du cimetière. Mon esprit vagabonde, entre l’impression d’être à la campagne et la présence des tombes que je devine, derrière la petite haie. Ce sont toujours de furtives impressions, quelques sensations froides ou chaudes, qui n’excluent ni la mort, ni sa symbolique. Le radicalisme des propos de Raymond semble finalement prouver qu’il est des gens pour qui la mort est niée à un tel point qu’on ignore si c’est par peur ou par indifférence totale !
En tout cas, Marie-Frédérique, Laurent et Noëlle, sont heureux de me présenter leur lieu de vie avec tous les avantages qu’il réunit. Quant à leur relativisation de la mort, je suis à la fois impressionnée et dubitative : un jour qui se passe mal, l’annonce d’une mauvaise nouvelle et le fait de regarder par sa fenêtre, de vois les rangées de tombes : j’imagine aussi des jours très tristes… Ce voisinage me semble toujours complexe et dur à vivre, pourtant, c’est cette facette là dont ces personnes ne m’ont pas parlé. En discutant avec eux, ai-je servi à les rassurer, à leur faire dire ce qu’ils voulaient dire, et à construire un tableau positif de leur appartement et de leur vie ? Mais comment aborder avec une personne que je connais depuis une heure sa vision de la mort ? Le caractère personnel et subjectif de ce sujet, déjà difficile à formuler en question, aurait demandé que je connaisse déjà bien toutes ces personnes. Ce dont je ne doute pas, par contre, c’est de leur sincérité quant à leur témoignage. Seulement, ils ne voulaient pas d’ombre au tableau.