C’est le cas de Jackie, guide depuis plus de vingt ans. Si elle vit avec vue sur le cimetière, c’est parce que c’est sa passion première. Elle habitait Neuilly quand elle a découvert le site par l’intermédiaire d’une association de personnes âgées qui avaient pour but de protéger et nettoyer de vieilles tombes. D’abord curieuse de découvrir le Père Lachaise, elle a vite attrapé le virus et appris tout ce que les personnes de l’association connaissaient. Ils se donnaient rendez-vous là bas les mercredis et samedis après-midi. Un jour, ils lui annoncent qu’elle va reprendre le flambeau. C’est ce qu’elle fait après avoir passé un examen à la direction des parcs et jardins pour devenir guide. Ensuite, elle a voulu se rapprocher de sa passion, l’avoir à ses fenêtres pour la contempler à loisir et s’y promener quand elle le souhaite. La fascination se lit dans son regard, une fascination légèrement différente des guides habituels car Jackie, si elle aime à présenter les tombes des personnalités, aime aussi parler de la pierre, du coté minéral et tactile du Père Lachaise. Guide, pour elle, c’est davantage une passion qu’un métier, d’ailleurs, la semaine, elle est infirmière. Soigner les vivants, être comme une mémoire des morts : son équilibre est là. Quant à ses visites, me dit-elle, c’est comme aller à une pièce de théâtre : elle fait son show, et je l’imagine bien avec ses cheveux rouges très courts et sa voix assurée, capter toute l’attention. Etre guide, c’est une vraie obsession. Je lui demande pourquoi. Mais pour canaliser les gens bien sûr ! Parce que, me dit-elle, énervée, les touristes n’ont plus assez de respect et de décence ! Le Père Lachaise n’est pas un parc ! C’est un CIMETIERE. Elle me le répète plusieurs fois et peste même contre Paris qui le classe en espace vert. Mieux vaut ne pas parler de folklore : elle s’emballe tout autant et me raconte que les gens qui demandent comment ça se passe la nuit, elle leur répond que même les morts dorment. Alors j’essaie de savoir qui sont ces personnes enterrées pour elle. Se sent-elle proche d’elles ? Les considère-t-elle comme des voisins ? Bien sûr ! D’ailleurs, quand elle veut se rendre sur une tombe, elle dit toujours « on va voir untel ». Et puis, on lui a dit, aussi qu’elle faisait vivre le cimetière ! Elle en est d’ailleurs très fière. Jackie, en parlant avec moi, est contente : elle épanche, comme elle doit le faire avec les visiteurs qui la choisissent pour guide, sa plus grande passion ; elle la fait vivre, perpétuellement. Et ses voisins, alors… Les vivants… Elle ne les connaît pas. Le paradoxe est là : Jackie connaît bien mieux les morts du cimetière que ses voisins de palier. Elle n’est pas mariée et n’a pas d’enfants.
Le parallèle s’établit avec Jean-François, archéologue, la trentaine. Très gentil, généreux, il me prête l’un de ses livres préférés ( Mémoires d’entre-tombes de Bertrand Beyern, journal d’impressions et de réflexions sur les tombes du Père Lachaise) mais ne veut pas que je le prenne en photo. Il est quelquefois un peu lointain, absent, et s’il vit au dessus du Père Lachaise c’est qu’il n’aime pas le vis à vis. Là, au moins, les morts ne l’ennuient pas ! Il habite seul et ne me donne pas son adresse exacte. Je sais juste qu’il habite avenue Gambetta. La première fois qu’il a découvert le Père Lachaise, il avait 15 ans et réalisait pour son école la généalogie de sa famille. Michèle, qui habite dans un petit village de l’Isère a elle aussi recherché ses ancêtres : son mari est enterré dans le cimetière qui jouxte sa maison. C’est cette double proximité qui lui a donné l’envie d’en savoir plus sur sa famille et celle de son mari. Elle n’a pourtant trouvé aucune tombe antérieure au XIXème siècle. Pour elle, les vieilles tombes dont on ne s’occupe plus disparaissent. Jean François est du même avis : elles sont remplacées par de nouvelles concessions. Cette politique mercantile lui déplaît fortement car elle fait disparaître la dimension de ruine du cimetière et le dénature. En fait, Jean-François aime les ruines : il est archéologue et avant de vivre au Père Lachaise, il a sillonné l’Europe en orientant ses fouilles sur d’anciens cimetières… Il est d’ailleurs spécialisé dans l’organisation spatiale des cimetières de la période celtique ! Dans une nouvelle ville, il se rend systématiquement dans trois endroits : le cimetière, le coiffeur et le café ! Le coté morbide du lieu, il l’a comme occulté : à force de creuser la terre, de déterrer des os, la mort lui paraît maintenant si matérielle qu’elle ne l’effraie plus. Ce que l’on ne connaît pas, me dit-il, c’est le plus terrifiant. J’ai déjà entendu ça quelque part, mais en tout cas, la vue sur des tombes ne le dérange pas. Quel est son rapport, alors, avec ces personnes enterrées, et principalement celles dont il voit le monument funéraire de ses fenêtres ? Et bien rien. Quand je lui demande s’il ne les considère pas un peu comme ses voisins, la réponse est négative. Si Jean François vit là, c’est justement pour fuir une chose : les voisins, alors considérer les morts comme ses voisins, non, ça lui paraît même loufoque. Et ses voisins de palier, alors, il les évite ? Oui. Il ne veut pas les voir, et d’ailleurs, il est bien content que cela soit réciproque. Je lui fais quand même remarquer que je l’ai rencontré par l’intermédiaire de peuplade.fr, un site de rencontres de voisins ! Oui, il voulait rencontrer des gens de son quartier, mais pas de son immeuble. Quand je lui demande si à son avis les mentalités ont changé quant à accepter de vivre dans un appartement avec vue sur cimetière, il me répond affirmativement avec comme principal argument la difficulté de se loger à Paris : chaque appartement devient alors une aubaine. Vivre à coté d’un autre cimetière ? Oui, c’est pour lui la même chose. Voir des tombes ne l’effraie définitivement pas.
Je sors de ces deux entretiens avec des impressions très mélangées : Jackie et Jean-François sont des gens passionnés, communicatifs quand il s’agit de parler du Père Lachaise ou d’archéologie, mais la solitude dont ils ont l’air de s’entourer me fait penser aussi que le lien aux morts est là comme pour se protéger, oublier un peu l’existence des vivants. Se cacher derrière les morts pour fuir autrui, avoir pour voisin des morts pour éviter de trop se dévoiler… Il me semble qu’il y a ici quelque chose à creuser : le voisinage des morts pourrait permettre de s’éloigner des vivants… L’affluence de touristes, de promeneurs, dont Jean François m’a parlé, en disant regretter l’époque où le cimetière était presque vide prend alors une signification plus profonde : les touristes, en arrivant, ont comme pris un peu de son territoire, et mis en danger sa solitude. Heureusement, le cimetière ferme tôt… Il n’empêche : s’y promener comme seul au monde n’est plus qu’un lointain souvenir.
Quant aux habitants de la maison encerclée, je découvre un couple épanoui et deux enfants heureux. Jean-Michel Grimber, le père, est le conservateur du cimetière des Bulvis depuis 1975: il s’occupe des enterrements, des exhumations, de l’entretien et surveille le cimetière. Ils habitent donc une maison de fonction et récemment, le petit ami de l’aînée s’y est aussi installé. Le mystère de la maison encerclé a donc été percé.