Gridgeron, droit devant lui, le regarde de bien haut, et jetant d’un œil acerbe un regard sur les plantations, il s’écrie d’une voix rauque :
- Je veux le cinquième en partant de la droite. Troisième ligne.
Le cultivateur, contrit, s’approche dudit lapin dont il tire doucement les oreilles.
- Quelle est ma quête, l’ami ?
- Tu dois percer le secret de la vallée encerclée de montagnes, murmure le cultivateur.
Et tandis que deux pièces de ferraille cliquettent au sol, jetées avec dédain par Gridgeron, le paysan cultivateur de lapins et de quêtes, voit sa journée jusqu’au soir, pleine d’une unique phrase qui chaque fois prononcée lui rappelle la stérilité étrange de ses terres.
Percer le secret de la vallée encerclée de montagnes. Percer le secret de la vallée encerclée de montagnes. Et un jour, peut-être, percer le secret de sa terre à lui, le secret d’une terre affublée d’une drôle de maladie.

∗∗∗


- J’en suis malade, s’écrie John !
- Père, je compte pourtant bien l’épouser.
Johanna, plus grande et vive que d’habitude fait face à John dont le visage, légèrement déformé, ne laisse rien présager de bon.
- Enfin, hurle John, épouser Ernest ! Mon concurrent ! Devenir femme, devenir fille, quand tu es mon fils, le seul et l’unique ! Je ne puis accepter, ni même entendre un tel ramassis de folie !
- Ma décision est prise. Nous nous aimons.
- Et où est-il ce traitre ? Que je le défie en duel aussi vite que l’allure à laquelle je dégaine !
Au même moment, des bruits de pas cadencés et secs troublent le silence de l’invitation à se battre. Ernest, à quelques mètres de son amour et de ce père aventurier aux idées arrêtées si excentriques, accepte l’invitation d’un regard.
- A nous deux, lance-t-il entre ses dents.
Et Johanna de crier, sans honte ni regrets aucuns :
- Vas-y Ernest, triomphe Ernest !

∗∗∗


John a un goût de terre dans la bouche. Il délie lentement sa langue, caresse ses dents parsemées de cailloux et ouvre enfin les yeux pour ne rien voir. Un petit geste de la tête, et du corps tout entier, le propulse hors du sol dans un bruit d’os craqué.
- Ma quête, ma gloire, mon fils ! Faut-il qu’on me prenne tout ? hurle-t-il alors en vrai héros de tragédie grecque.
L’écho seul lui répond, renvoyant une voix déformée qui le rassure un peu, parce qu’elle est plus rauque et presque surnaturelle, et que John a toujours rêvé d’être un peu irréel.
- Où suis-je ? Suis-je éveillé ? Pourquoi suis-je seul ? Johanna ? Johanna ? Ernest, montre-toi, toi qui veux épouser mon fils! Mon visage ? Il a l’air normal… Pourquoi était-il si étrange lorsque je les voyais, les traitres, vouloir se marier à ma barbe. Ais-je dormi ? Et cette forêt bleue ?
John se souvient alors avoir laissé Johanna dans la forêt et s’en félicite.
- Ça ! Si elle n’est pas là, cela veut bien dire que cette demande en mariage n’était qu’un grand cauchemar, et sans doute alors tous ces aventuriers de pacotille qui piochaient ma quête n’existent que dans mon pauvre esprit fatigué et à bout !
« J’ai donc rêvé, pense John, et assurément ces rêves sont les marques de ma force, car si l’étrange entité de la forêt avait voulu que tout ceci devienne réalité, moi j’en ai fait des rêves, et j’ai réduit à néant les affreux plans qu’elle m’avait destinés ! »
Ceci étant, John caresse Capsoul qui le regarde sans trop bien comprendre dans quel espace l’aventure s’est désormais transplantée. Il ne suffit que de quelque pas pour que soudain, l’écho s’adresse à eux en répétant trois fois ces mots : « Bienvenue dans la vallée encerclée de montagnes ». Et John, d’abord étonné, de se féliciter ensuite à haute voix, et de penser en son for intérieur que, sans aucun doute, c’est bien lui le héros des héros, et que la quêtes des vallées encerclées est en réalité la quête où l’on risque d’y rester !
- Ah bonheur d’avoir pioché la plus difficile d’entre toutes !
Mais soudain, l’exultation de John cesse. « Et si Ernest avait aussi ma quête ? Et si tous ces aventuriers l’avaient piochée aussi ? Et Johanna ? »