Elephant. Gus Van Sant. Même nombre de syllabe, une rime. Un début de poème qui se termine en bain de sang. Et le film s’attache, à travers des références artistiques à mêler comme dit Eric ou Alex (comment savoir lequel des deux il s’agit puisqu’ils ne sont jamais appelés par leur prénom ?) l’affreux et le beau.
Quel est le profil d’un jeune tueur ? Celui du paradoxe. Comment un jeune qui trouve belle la lettre à Elise peut il trouver beau l’acte de tuer? Comment la main qui a tenu un livre peut-elle l’instant d’après tenir une arme ? Il y a le jeu vidéo, internet où n’importe qui s’il sait cliquer peut se fournir une arme, les médias avec le reportage sur Hitler : un environnement malsain, où fiction et réalité, présent et passé se mélangent. Les protagonistes sont perdus, les limites inexistantes, les images omniprésentes. Tuer des hommes dans un jeu vidéo c’est n’éprouver aucune culpabilité ; c’est un jeu. Mais dans la réalité, le jeu devient massacre et pourtant, le comportement ne change pas. Même inflexibilité, même indifférence, avec ce plaisir en demi-teinte, sur les visages, l’espace d’un instant. Les coups résonnent, mécaniquement. Plus rien ne compte si ce n’est dominer les autres en leur arrachant ce qu’ils ont de plus précieux : la vie. Où cela va-t-il ? Jusqu’au règlement de compte final, qui, parce que l’un a fait mieux que l’autre en tuant le proviseur devient un passage obligé. Tuer l’amitié, tuer l’amour, pour que l’homme ne se relève plus jamais.
L’impression majeure du film, c’est le malaise. Malaise de Michelle qui ne souhaite pas se mettre en short, malaise des trois amies qui sous une apparence normale cachent un grave secret qu’elles partagent, malaise d’Eric et d’Alex, boucs émissaires de la classe et en quête d’affection... En effet, des passions sont là, des sentiments se dessinent : Elias et la photographie, le partage du groupe de discussion, l’amitié des trois amies, la tendresse entre Nathan et Carrie. Le lycée tient sur un équilibre à la limite de voler un éclat, à l’image des deux jeunes, à l’image de tous ces jeunes. Le mode de filmage, novateur et magistral, en dit alors beaucoup sur la volonté de Gus Van Sant : la neutralité. Cette neutralité brute, brutale, comme autant de coups de feux lancés dans le silence. La caméra avance, suit les victimes, les coupables sans jamais les distinguer par un quelconque effet visuel. Elle suit le drame, l’attend, semble parfois le précipiter à force d’avancer, de pousser presque vers l’avant celui ou celle qu’elle suit. D’où une mise en tension à la fois perpétuelle et progressive. La caméra emmène le spectateur vers le drame sans qu’il puisse rien y faire. La passivité du spectateur de cinéma n’a jamais été autant dénoncée : le film, succession d’images, même s’il vient d’un fait réel, est aussi une fiction. Une fiction où le mode de filmage du jeu vidéo est retranscrit, là où justement la neutralité s’arrête. La vie n’est-elle qu’un jeu vidéo pour ces adolescents ? Oui, peut-être. Gus Van Sant, ici, dénonce l’entremêlement entre fiction et réalité en l’utilisant lui-même. Mais si le mode d’action est similaire au jeu vidéo, les raisons, les motivations sont-elles identiques ? S’agit-il de « jouer » pour oublier ? Le film ne le dit pas, plaçant l’acte meurtrier comme un acte réfléchi, organisé et planifié (et c’est sans doute cela le plus affreux) mais aussi comme un dernier recours devant une vie qu’on ne maitrisait pas.