Ça y est, j’étais fâchée : Flaubert, L’éducation sentimentale et toutes ses descriptions, je ne voulais PLUS JAMAIS (ou presque, car j’étais prête quand même à quelques concessions) en entendre parler. Troisième année de Lettres à Nanterre, surprise : le livre est au programme… Catastrophe. Bonheur ! J’avais besoin d’un professeur passionné pour voir combien ce livre était exceptionnel.

L’ironie : elle se cache, il faut savoir la trouver, l’apprivoiser, pour la voir revenir de plus en plus souvent, de plus en plus ténue et savoureuse. Lire Madame Bovary ou l’Education sentimentale, c’est une chasse au trésor. Plus l’attention y est, plus les pièces s’empilent. Il ne faut pas être un simple lecteur, mais un aventurier, se risquer dans les mots et les phrases comme en mer, affronter les vagues jusqu’au mal de mer : là où les personnages ne contrôlent rien, s’enfoncent, les écouter couler, au fur et à mesure, car Flaubert prend un malin plaisir à maltraiter Emma et Frédéric qui ne sont autres au départ que d’innocents rêveurs, passifs et romantiques, idéalistes et faibles. A partir de tels personnages, l’action est forcément restreinte, à part si d’autres (et il y en a, heureusement !) prennent les choses en main. Quelques mots pour vous expliquer : « Il avait envie de se jeter à ses genoux. Un craquement se fit dans le couloir, il n’osa. » ! Voilà le héros de Flaubert dans toute sa splendeur : un jeune homme immobile, arrêté constamment, effrayé d’un craquement, qui, ne pouvant pas être un vrai moteur de l’histoire demande à son auteur de développer autre chose ; cette ironie grinçante, amusante, ces situations où l’auteur se moque délicieusement de sa propre invention. L’essentiel dans ces deux livres, ce n’est pas l’action mais la façon de la raconter dans sa non-existence, son avortement ou sa fausseté pour suivre pas à pas les espoirs et les souffrances des personnages. Est-ce que finalement ce n’est pas plus pervers, plus violent, plus dynamique qu’une poursuite policière ? Madame Bovary s’ennuie dans sa campagne et, un jour, rencontre le châtelain Rodolphe Boulanger, qui, devinant la vie fade de la jolie femme décide de la séduire pour s’amuser quelque temps. Le lecteur le sait, et le chapitre suivant montre comment madame tombe dans les bras du châtelain, poli et déclamant un amour absolu, jamais éprouvé avant ! Mais Flaubert ne s’arrête pas là ! La fausse déclaration d’amour est entrecoupée par les tumultes de la foire, en bas, où l’on vend un cochon en énumérant ses qualités… Il me faut cette femme, doit penser Monsieur Boulanger… Il me faut ce cochon, doit penser l’homme en bas… Inutile (ou pas) de suggérer l’avenir très restreint du cochon qu’on passe généralement assez vite à la casserole…

L’action, dans Madame Bovary, on en profite à petites doses, pour découvrir d’autres merveilles : des mots, des phrases savoureuses, belles et (ou) moqueuses. Des descriptions… A première vue, ces grands paragraphes nous font peur : ils sont longs et décrivent un fauteuil ou un nuage, parfois même encore pire, et, vraiment, ça n’a pas d’intérêt pour l’histoire de s’y attarder. Grande erreur ! Ici, en tout cas ! Petit exemple : dans L’Education sentimentale, Frédéric amoureux de madame Arnoux d’au moins vingt ans son ainée n’ose toujours pas passer à l’acte et, après avoir gravi des escaliers trouve la belle à moitié nue mais n’arrive à rien conclure… Ils redescendent par le même escalier car madame veut lui montrer son usine (remarquez que la figure de l’escalier est quand même symbolique mais ici ironique, on pourrait rire de l’usine aussi). Là, le lecteur attend : Frédéric est encore seul avec elle, il peut tenter quelque chose. Mais non : Flaubert au lieu de décrire le comportement des personnages choisit de décrire l’escalier ! Suit une énumération de choses sans aucun intérêt (croit-on) et qui, dans l’ascension n’ont pas été suggérées une seule fois. Pourquoi l’ascension se fait elle dans le vide ? Parce que tout est possible : Frédéric monte les marches, avance vers son désir. La chute dans le plein ne sert qu’à reboucher ce vide qui n’a pu être rempli autrement : par de l’action, par de l’amour. Les descriptions de Flaubert calfeutrent l’absence d’initiatives, les hésitations de ses personnages. Elles portent en quelque sorte une légère ironie, une vengeance. Alors bien sûr, le lecteur est frustré : il attendait autre chose mais ces descriptions ne nous révèlent-elles pas un rapport essentiel entre l’auteur et ses personnages ? Frédéric, Madame Bovary ne sont que des pantins soumis à Flaubert qui choisit quelquefois de rendre signifiant des objets, des descriptions, plutôt que de mettre en avant ces deux anti héros bien las. Ne pourrait-on pas, alors, doter de vie ces objets, ces paysages, pour comprendre qu’ils reflètent à la fois l’absence des personnages et leur situation, leurs émotions au moment où la description vient les éclipser ?

Pour résumer : pourquoi j’aime Madame Bovary et L’Education sentimentale ? - Parce que l’ironie c’est bon ! - Parce que des descriptions qui dévoilent des secrets et renvoient les personnages à leur vide et leur inanité c’est bon ! (les personnages deviennent objets et les objets se dotent de vie, qu’il s’agisse d’une assiette en faïence ou d’un bout d’habit), - Parce que ces livres sont truffés de perles que chaque nouvelle lecture dévoile en plus grand nombre, - Parce que la cruauté, en littérature, je ne l’ai pas trouvé meilleure ailleurs.

Et si, vraiment, vous pensez que Flaubert est un goujat avec ces pauvres personnages, qu’il les mène à bout et même jusqu’à la mort alors qu’ils n’ont rien fait et n’étaient que de purs et délicieux rêveurs amoureux des livres, rien ne vous empêche d’imaginer la rencontre d’Emma et Frédéric, la naissance de leur amour, leur mariage et leurs enfants ! Sans doute est-ce là l’ultime cruauté de Flaubert : créer deux personnages qui auraient pu s’aimer à jamais, mais les séparer en créant non pas un mais deux livres…