Très simplement, très calmement. Lentement, même. Le tunnel que lui offrent les limaces est lumineux, majestueux. Johanna reconnaît par là l’une des lampes d’un couloir, ailleurs un tapis d’un salon, si bien qu’elle a comme l’impression que Mac va être très furieux. Elle n’en a cure : le retour à l’air libre, au seuil de la forêt l’enchante, et c’est, toute heureuse, qu’elle commence à courir dans le petit bois, à la recherche du beau John. Pourtant, elle doit vite s’arrêter. Son récent embonpoint la ralentit et Johanna s’effraie soudain, songeant qu’elle est diminuée. Il faut trouver un avantage à cette mésaventure. Johanna cherche. Elle trouve : les gens chétifs ont l’air bien faible, et elle décide de les trouver désormais ridicules.
- John ! John ! crie-t-elle à tue-tête.
Alors, John surgit d’un bosquet d’épines, le visage encore ensommeillé.
- Johanna ! Mon fils ! Je le savais, je le savais !
Il prend alors la jeune fille dans ses bras, et celle-ci, quelque peu dégoutée, tente de s’extirper car le visage de John dégouline par endroit de sang.
- Ce n’est pas grave, ce n’est pas grave, puisque tu es là ! Tout ça va vite cicatriser ! On ne verra plus rien. Et puis, regarde, ne suis-je pas beau avec ces blessures de guerre ?
Et en effet, J.B est beau, il n’y a rien à faire. Johanna, en le dévisageant, sourit. John l’observe et s’attriste.
- Que t’ont-ils fait ? Mais que t’ont-ils fait ? dit-il en observant le bedon avancé de son fils et ses parures de reine.
John-père a presque envie de pleurer mais se retient : les larmes et le sang ne font pas bon ménage. Ça pique horriblement et il l’avoue, il est un peu douillet.
- John, je suis la reine des limaces du désert. Elles me vénèrent, elles m’obéissent. N’es-tu pas fier ?
- Mais, qu’est-ce que tu me racontes là ?
Pour toute réponse, Johanna fournit la démonstration. Elle appelle ses limaces bleues par le cri de ralliement qu’elle leur a montré juste avant d’emprunter leur tunnel : il lui suffit d’émettre un léger claquement de langue et de sortir de sous sa robe une petite bouilloire vide que Johanna promène tout autour d’elle, à renfort d’échanges de mains et de lancers.
- Mais, c’est une bouilloire ! dit John perplexe.
- Oui, répond Johanna essoufflée. Tant que mes sujets ne sont pas là, il me faut continuer.
John pense alors que vraiment c’est parfait, parce que s’il arrive à convaincre les limaces de se faire quotidiennement désirer, son fils aura bientôt la taille svelte de ses ancêtres. Soudain, le cultivateur de lapin lui revient en mémoire. John, porté par une spontanéité débordante, une vitesse foudroyante, dérobe la bouilloire à sa fille et s’assied à même le sol, conservant dans ses bras l’objet brillant et vide.
- Nous avons à parler sérieusement Johanna. Maintenant tu es un homme, et j’ai, depuis quelques jours, de grandes informations.
Johanna, assez vexée mais retrouvant très vite son ancienne peur de John quant à ses possibles mécontentements si elle ne l’écoute pas s’assied, et fait mine de montrer un très grand intérêt.
- J’ai rencontré le cultivateur de lapins. C’est mon informateur. Je le croise lorsque je suis tout à fait proche d’une très grosse aventure. Tu me suis ?
- Oui.
- Je lui demande de m’informer, comme il le doit. Alors, comme à l’habitude, il me fait choisir l’une de ses plantations. J’aime bien choisir celle où les deux oreilles dépassent. Tu connais ma force, je tire, le lapin vient, s’éveille, est heureux, je lui donne une carotte, le cultivateur est bien content : tout va pour le mieux. Alors, il me dit très sérieusement : « John, il va falloir gagner l’Europe. » Je m’étonne : quoi, l’Europe ? Si loin ? Comment ? Pourquoi ? Il s’agit de comprendre. Le voilà qui continue, très très sérieusement : « Mac Vidquor est parti en France, cela fait bien cinq ans. Il a ouvert d’autres champs très prospères, où des milliers de nombrils européens lui donnent chaque jour le plus beau des engrais ». Et, me dit-il, « on remarque chez ces gens sans nombril une larme, à chaque fois. » Alors là, je me dis que bon, le cultivateur a eu trop chaud, ou que, vraiment il ne sait plus ce qu’il raconte. Mais le voilà qui poursuit son récit, très très très sérieusement : « la mère de ta fille a eu sa larme, elle aussi ». Là, je m’étonne : ma pauvre Maria est morte depuis bien treize ans (quel âge as-tu déjà, parce qu’elle est morte deux jours après, je crois, enfin, c’est sans importance de toute façon), bref, c’est que Maria est une européenne. Bon, me dis-je, et après ? « Et après ? » Me répond-il très très très très sérieusement, « ne connais-tu donc pas la légende de la larme maudite ? » Moi, je me mets à rire (j’étais d’humeur joviale car le matin j’avais croisé un sanglier vraiment aimable) et mon cultivateur me dit : « Maria est l’auteur de cette larme. Tu dois la retrouver. » Bon, on y voit un peu plus clair, mais je demande encore pourquoi retrouver sa larme ? Bien sûr, il ne me répond pas. « Je m’en vais, préfère-t-il me dire. Bon voyage. ». Tu vois un peu comme on n’est pas aidé… Il faut tout faire soi-même. Bref, à cet instant, je comprends qu’il nous faut gagner l’Europe. A cheval ça sera difficile, mais par bateau, nous devrions y arriver. Alors, tu es contente mon fils ?
- Les larmes sont-elles donc une affaire d’homme ? demande Johanna, désireuse de choquer son père de façon à construire dans l’avenir tout un réseau de réciproques.
- Ola ! Malheureuse ! Ne sais-tu donc pas que dans une vie lointaine je fus le poète camarguais le plus mélancolique qui soit ?
- Non, dit Johanna, tu ne m’avais rien dit. Et à vrai dire, je ne te crois pas.
- Tu l’auras voulu.
Alors, John se relève, la bouilloire toujours dans ses bras et commence :
« Marécage boueux en pleur majeur. (c’est le titre)
O donc triste épousée que te voilà bien morte !
Dans mon cœur et mon âme je n’ai plus de porte
Pour fuir la douleur et quitter mes tristesses,
Vaincre mes noir penchants et tuer mes bassesses.
Demain dans la colline, j’irai laisser mes pleurs,
Mon sang et mes richesses, mon talent et mes leurres !
O mais triste épousée, sais-tu ? J’étais si las
Qu’emporté par la peine, un chemin me trompa,
Aussi, boueux, fangeux, je chante là ta gloire
En espérant un jour ne plus jamais en boire ! »
- Mais… ose Johanna. Boire de quoi ?
- Oh ça dit John, toi, une fille, tu n’aurais pas la fibre poétique quand moi je l’ai ? C’est trop fort ! Ecoute, dit John en murmurant. Tu entends le vent ?
Et en effet une légère brise souffle, comme dans toutes les forêts.
- Le monde me remercie, dit John en souriant, et cette brise-ci nous mènera en Europe. A cheval ! Pas de temps à perdre. Nous voyagerons bien mieux de nuit : puisque l’on n’y voit rien on ne nous verra pas.